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Culture Journal de la mi - journée 18 mai 2005 Invité : Frédéric Lordon |
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Antoine MERCIER : — Bonjour, Frédéric Lordon ! Frédéric LORDON : Bonjour ! — Vous êtes chercheur au CNRS, au Bureau d’économie théorique et appliquée. Vous venez de lancer avec plusieurs autres économistes un appel à voter non, on va en parler plus longuement dans un petit instant, mais peut-être un commentaire d’abord sur ce qu’on vient d’entendre (Monsieur Barroso le même jour, matin sur Europe 1, interviewé par Jean-Pierre Elkabach : note du transcripteur), le risque économique que le non pourrait entraîner : évidemment les marchés n’aiment pas l’instabilité. — Je vous dirai franchement, c’est pas trop mon truc de commenter ce genre de propos, mais là, c’est une déclaration qui est assez intéressante, mine de rien. C’est même un intérêt quasiment théorique qu’elle présente, alors, rassurez-vous, pas seulement, mais tout de même : ce qui est formidable avec cette déclaration, avec cette proposition, c’est qu’elle n’est ni vraie ni fausse. Elle n’est pas vraie parce qu’il n’y a aucun mécanisme objectif qui soutienne l’enchaînement que Monsieur Barroso nous annonce. Mais elle pourrait n’être pas fausse in fine et ceci parce que c’est une proposition d’un type très particulier : si elle parvient à faire prendre sa petite mayonnaise, c’est une proposition qui aurait le pouvoir de faire advenir ce qu’elle énonce, c’est ce qu’on appelle une prophétie autoréalisatrice ; et en quoi ça consiste ? Eh bien ! ça consiste en simplement ceci, qu’à force d’essayer de faire peur à tout le monde, eh bien ! les agents finissent par avoir peur pour de bon, et ils se comportent en conséquence, c’est-à-dire comme des agents apeurés qui restreignent leurs dépenses, qui déplacent leurs capitaux, et cetera et cetera. Et ça, c’est un genre de déclaration qui serait parfaitement susceptible d’enflammer les marchés financiers dans certaines circonstances et je crois que c’est sur les marchés financiers que cette politique de la peur, parce qu’il faut appeler les choses par leur nom, ce à quoi se livre Monsieur Barroso, ça s’appelle la politique de la peur, c’est sur les marchés financiers, donc, que cette politique de la peur aurait probablement ses tous premiers effets : sur les taux d’intérêt, sur les taux de change de l’euro, etc. Alors, le pire n’est jamais sûr, et tout va dépendre de la façon dont les agents se laisseront intoxiquer ou non par ces propos. Mais vous voyez bien qu’au total cette proposition n’est ni vraie ni fausse, elle est indéterminée. — Il n’empêche quand même que de dire que le fait qu’il y ait une incertitude sur l’avenir, que le cadre ne soit pas bien fixé, ça ne donne pas confiance aux investisseurs, c’est ce que dit Monsieur Barroso. Est-ce que ça, ça vous paraît également théoriquement faux ? — Mais c’est ce qu’il dit, mais c’est un mécanisme, c’est un argument d’une telle généralité qu’on ne peut strictement rien en tirer, et d’ailleurs je pense qu’il faut voir le statut de cette déclaration de Monsieur Barroso tel qu’il est : ça n’est pas une proposition, ça n’est pas un énoncé positif ou objectif, c’est une action, c’est une action performative, une tentative de manipulation de l’opinion politique d’abord, mais avec des effets colatéraux que Monsieur Barroso semble ignorer, ou alors qu’il prend le risque d’activer : des effets colatéraux sur l’opinion économique, et je trouve que c’est un jeu extrêmement dangereux. — Merci F. L. vous restez avec nous puisqu’on reparle plus longuement tout à l’heure de votre appel. (… Développement des autres titres du journal) — Nous revenons avec vous, F. L., pour parler une peu plus longuement de votre appel, l’appel des économistes pour le non. Vous donnez deux raisons essentielles : le traité interdit selon vous toute alternative aux politiques libérales, 1èrement donc, et 2èmement il subordonnerait les droits sociaux au principe de concurrence. Alors est-ce que c’est cette fameuse partie III qui est visée plus directement ? — Oui, évidemment. Mais si vous me le permettez, j’aimerais bien dire un mot, mais très rapidement, sur cet appel. Des économistes ont lu ce texte constitutionnel, ils ont élaboré des analyses, des analyses critiques, qui ont convergé ; trois d’entre nous Gilles Raveaux, Damien Sauze et Aurélien Saïdi, ont tenté de donner un peu plus de consistance à cette entreprise, ont créé un site, mis les textes en ligne, les textes sont édités ; maintenant nous franchissons un pas de plus puisque nous lançons cet appel en faveur du non au traité. Deux mots très simplement : c’est un appel, comment dirais-je ?, à double détente : dans un 1er temps, nous l’avons fait circuler dans un périmètre restreint de la communauté universitaire et académique. Et le but de la manœuvre était de produire un effet , si modeste fût-il, à l’intérieur de ce champ intellectuel, académique, etc. Bon. Il y a des économistes, il y a des chercheurs qui prennent position pour le oui. C’est très bien. Très très bien… — Résultat ? Vous avez été satisfaits de cette première euh ?… — Alors nous, maintenant on sait qu’il y a des économistes qui prennent parti pour le non. Ça fait même pas une journée que l’appel est en ligne, bon, il y a plus de 250 chercheurs qui y ont répondu, ce n’est pas si mal et puis c’est une façon de dire contrairement à ce qu’on entend de-ci de-là que dans cette affaire le champ intellectuel n’est pas complètement atone. Il s’y passe quelque chose comme d’ailleurs dans le reste de la société. Tout cela n’est pas très anormal. En même temps, il n’est pas question de rejouer cette scène absolument ridicule des intellectuels en surplomb au-dessus de la société. — C’est pour cela que vous êtes là. — Absolument. Nos analyses ont vocation d’être diffusées très largement. Il n’y aurait rien de pire que de faire de cet appel une sorte de talisman à l’usage exclusif d’une pseudo-classe d’intellectuels. Cet appel s’adresse par conséquent à tout le monde et nous appelons quiconque se reconnaît dans ces thèses, à le signer quelle que soit sa profession, son statut ou sa raison sociale. Et il y a même une adresse : econon. free. fr. Voilà. — On en vient donc maintenant au fond de cet appel.Premièrement, toute l’alternative aux politiques libérales serait enlevée, enfin, ce texte serait à sens unique au niveau économique, ça c’est un argument qui apparaît très souvent dans la campagne. Comment vous, vous le fonderiez de façon différente d’un point de vue des spécialistes de l’économie ? — Oh, écoutez, c’est très difficile, parce qu’évidemment on voit bien que la grande question qui agite les esprits, c’est la concurrence, et c’est à très juste titre, mais c’est un si vaste dossier et nous avons si peu de temps ! Donc il faut que nous restreignions nos ambitions : moi je pense que, si on se prend une question limitée, bien circonscrite, on peut arriver à faire un petit quelque chose. Et moi, de ce point de vue, j’estimerais avoir fait œuvre utile si je pouvais contribuer au moins à démonter un argument qu’on entend beaucoup circuler, qu’on voit beaucoup circuler, je devrais plutôt dire un contresens en forme d’argument, qui consiste en ceci : qui consiste en l’idée que finalement critiquer le principe concurrentiel dans la construction européenne, ce serait proposer de sortir de l’économie de marché. Il y a plein de gens, il y a plein de locuteurs tout à fait autorisés qui disent des choses comme ça, il y a même un chroniqueur, par exemple, je crois même qu’il officie dans cette maison, qui dit la chose suivante : tous les pays européens consacrent au rang de principe constitutionnel la libre concurrence - personnellement je n’ai pas vu ça dans la Constitution de 58 , mais j’ai peut-être mauvaise vue - le collectivisme despotique, ajoute-t-il, s’est effondré de l’Albanie à la Sibérie. Donc vous voyez là quelle est l’idée : l’idée, c’est que finalement nous n’aurions le choix en matière d’organisation économique qu’entre 2 formules : soit le capitalisme libéralisé d’aujourd’hui, soit le Gosplan soviétique. Et alors, la pensée par antinomie, en général, livre des résultats assez misérables. Je pense vraiment que c’est le cas. Et vous voyez, le pire, c’est que ça prend 2 secondes et ½ de dire cette énormité, mais il faut un petit peu plus que 2 secondes et ½ pour la défaire. Si je peux m’y essayer, ça serait volontiers. — Oui, il faut bien voir cette articulation entre la concurrence et le marché : on a l’impression que, qui dit marché, dit mise en concurrence. Comment vous faites la différence ? — C’est là qu’est l’erreur conceptuelle. Il faut revenir à des choses tout à fait élémentaires. Economie de marché, c’est une chose. Economie de concurrence ouverte, libre, non distordue, c’en est une autre. Ces deux idées ne sont pas identiques, et il y en a une qui est plus générale que l’autre, c’est la première. Economie de concurrence ouverte, libre, non distordue, c’est l’une des modalités possibles parmi plein d’autres de l’économie de marché en général. Et je vais vous donner un exemple pour mieux me faire comprendre : pensez par exemple, c’est un exemple historique, à la France des années fordiennes, de 45 à 75 : mais c’est une économie de marché, incontestablement ! Je vais vous faire une révélation à caractère historique : nous n’étions pas dans une économie centralement planifiée, et la France ne faisait pas partie du Pacte de Varsovie ! — Il y avait quand même des choses nationalisées, il y avait un grand secteur nationalisé. — Le régime de la propriété est une chose, le régime de la concurrence en est une autre. Et c’est très différent. Nous étions dans une économie de marché, mais nous n’étions pas dans une économie de concurrence ouverte à tous les vents, de déréglementation radicale : les mouvements de capitaux étaient entravés, les marchés financiers étaient croupions, les entreprises se livraient à une concurrence qu’on qualifiait d’oligopolistique ou de monopolistique. Ce qui veut dire qu’en matière de concurrence, on n’a pas le choix entre l’être et le néant. C’est pas tout ou rien ; la concurrence, c’est une affaire de degrés. Et les économistes se sont cassé la nénette pour inventer tout un tas de notions qui permettrait de saisir ces différentes intensités de concurrences ; alors ils disent : la concurrence peut être pure et parfaite, elle peut être oligopolistique, ou elle peut être monopolistique… — Donc il faut la doser. — Il faut la doser… — Parce qu’elle n’est pas dosée dans la Constitution. — Absolument. Et si vous voulez, on pourrait dire la même chose de l’économie japonaise des années 70-80, je n’y entre pas, mais le euh… il y a aussi l’objection que je voudrais défaire par anticipation, parce que je la vois venir gros comme un 38 tonnes, c’est que, faisant référence à ces exemples historiques, on sera tenté de me dire : « Ah ! mais voilà ! vous êtes un nostalgique, vous voulez revenir à la France fordienne des années 60 ! » Mais pas du tout ! Je fais cette référence avec en tête une idée pas du tout nostalgique mais avec une intention presque conceptuelle et logique. Je veux simplement signifier par là que nous n’avons pas à nous laisser enfermer dans cette antinomie intellectuelle, dans cette antinomie théorique, du Gosplan ou du capitalisme complètement libéralisé. L’histoire nous a montré qu’il y a plein de configurations intermédiaires, et qu’on peut en parcourir certaines. Et donc ce que l’histoire nous a montré qu’on pouvait faire jadis, pourquoi ne pas, sous des formes évidemment originales et réinventées, pourquoi ne pas le refaire demain ? — F. L. pourquoi, selon vous, ce principe de concurrence, a-t-il été précisément mis au cœur du système européen, du système de la construction européenne, au point d’aboutir aujourd’hui à intervenir très souvent dans le texte constitutionnel y compris, d’ailleurs, dans les parties qui ne sont pas proprement consacrées aux politiques économiques ? — Il faut mobiliser une histoire longue pour avoir la réponse à cette question. Parce qu’à l’origine - l’origine, c’est le Traité de Rome de 1957 - on a en quelque sorte une alliance de rencontre entre deux catégories d’individus qui ont des visées, des profils extrêmement différents : il y a des hauts fonctionnaires qui sont plutôt des gens pragmatiques, et qui ont dans l’idée d’abattre quelques barrière douanières, de faciliter le commerce entre les pays européens, et de créer des imbrications d’intérêt qui rendent impossible la rupture, le passage à la guerre. A leurs côtés, il y a un certain nombre d’économistes, très libéraux, essentiellement allemands, c’est le mouvement qu’on appelait l’ordo-libéralisme allemand, qui, eux, sont de véritables idéologues du marché ; et ces deux catégories d’individus se rencontrent et toppent, en quelque sorte, pour une construction de l’Europe qui va procéder par l’économique et par la libération des marchés. Mais ce qui était au départ une sage déréglementation bien tempérée, et bien régulée, va tourner, avec l’essor de la grande vague néolibérale, c’est-à-dire à partir de la fin des années 70, va tourner en un projet idéologique d’une tout autre nature, où la concurrence va devenir, non plus instrumentale, comme elle l’était sagement au départ, mais avoir une visée tout à fait intransitive, c’est-à-dire la concurrence pour la coucurrence, parce qu’elle est réputée pour être le meilleur système d’organisation économique ; c’est bien ça qui fait débat. — Alors ça, ça dure depuis les années 80, en tout cas, ça s’est emballé selon vous, et c’est ça qui aujourd’hui est soumis à l’approbation des Français et c’est là où peut-être le bât blesse, ce qui explique peut-être une partie de ce qu’on voit dans l’opinion et des sondages. — Mais je crois, il a fallu une vingtaine d’années pour qu’on commence à percevoir les effets qui vont très loin et très profond dans le tissu social, de cette généralisation de la déréglementation des marchés avec les dévastations que l’on sait ; et effectivement l’opinion publique est à un tournant, c’est un moment qui est tout à fait exceptionnel et qui permet de se poser une question que je trouve absolument fascinante si ce n’est vertigineuse, c’est que la construction européenne depuis donc sa relance au milieu des années 80, s’est choisi pour ligne de force, pour moteur principal, pour dynamique essentielle, la concurrence, la concurrence dont elle fait littéralement un axiome - je le dis parce qu’on le trouve dans des textes tout à fait officiels - la concurrence considérée comme un axiome pour maximiser le bien-être des populations. Mais voilà, la théorie économique est loin d’être unanime sur cette question, les économistes sont partagés eux aussi, et si cet axiome selon lequel la concurrence serait le meilleur des systèmes d’organistation économique, cet axiome est d’une validité qui est, on ne peut plus, limitée, les configurations historiques dont j’ai fait mention tout à l’heure en sont des contre-exemples notoires, et je trouve tout à fait fascinant que la construction européenne joue le destin de centaines de millions de personnes sur une idée générale d’économistes, dont on ignore tout de la validité. —
Merci beaucoup, F. L., d’avoir accepté notre invitation.
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