Pourquoi
l’Europe libérale n’est pas viable Bruno Théret Directeur de recherche CNRS- IRIS - Paris Dauphine En tant qu’Européen convaincu, partisan d’une
Europe politique fédérale, je voterai Non au referendum
sur le traité
constitutionnel pour deux raisons essentielles : la
première est que ce
traité consacrerait, s’il était entériné,
une perte de sens de la construction
européenne au regard de ses objectifs politiques initiaux ;
la seconde, la
plus cruciale à mes yeux, est liée à
l’incohérence institutionnelle, et donc
l’échec programmé du modèle politique sous-jacent
au projet de traité. C’est à
ces fins que les Etats fondateurs ont créé des
institutions communes destinées
à constituer la base organisationnelle d’un gouvernement
européen capable de
prendre et de mettre en application des décisions conformes
à ces objectifs.
Mais la construction européenne a également
consisté à faire partager ceux-ci
par un nombre croissant de pays, visée extensive dont
l’élargissement actuel à
l’Europe de l’Est a mis en évidence le caractère a priori contradictoire avec le développement d’un
gouvernement
européen opérationnel. Cette contradiction est au cœur de
l’actuel traité
constitutionnel soumis à référendum, lequel est
censé la résoudre. Le dernier
élargissement ayant accru
l’hétérogénéité économique et
politique de l’Union
ainsi que déstabilisé les règles de distribution
des pouvoirs entre Etats
membres, tant au sein de la Commission qu’au niveau du Conseil
européen, ce
traité vise en effet à restaurer la gouvernabilité
de l’UE. Voter
« oui » pour rendre l’Union gouvernable ? Refuser
le traité constitutionnel dans ses formes actuelles serait alors
faire preuve
d’irresponsabilité car cela reviendrait à refuser toute
solution à ce problème
de gouvernabilité. Pour nombre d’inconditionnels de l’Europe,
qu’ils le soient
par passion ou par intérêt, ce serait là
empêcher tout développement à venir de
l’Union, le chaos ne pouvant manquer de survenir en cas de Non
majoritaire.
Aussi les fédéralistes ne pourraient-ils faire autrement
que voter Oui, sauf à
changer de camp en faisant le jeu du souverainisme. Mais
peut-on raisonnablement voter par peur d’un scénario catastrophe
alors que
celui-ci est fondé sur un raisonnement qui oublie l’essentiel du
problème posé
par le traité, à savoir que la réorientation
néolibérale des institutions
européennes n’y est pas, quant à elle, remise en cause,
certains de ses traits
étant même, l’occasion fait le larron,
« constitutionnalisés » ?
Peut-on faire comme si le traité constitutionnel respectait les
finalités
fondamentales du projet européen et n’en minait pas au contraire
les fondements
politiques sur lesquels a reposé jusque là
l’adhésion implicite des peuples
européens à sa cause ? Assurément pas. Car
dès lors se pose une question
fondamentale : s’agit-il de rendre l’Europe gouvernable quelle que
soit
son orientation politique ? Pour l’aristocratie politique qui
commande le
processus, à l’évidence la réponse est Oui. Mais
pour tout citoyen qui voit
dans la construction européenne la recherche d’un bien public
équitablement distribué
et supérieur à celui que peut lui fournir son seul Etat
national, à l’évidence
la réponse est Non. L’Europe, pour être légitime,
doit être utile non seulement
aux gouvernants, mais aussi aux gouvernés. Or ceux-ci, compte
tenu des
orientations politiques qui ont prédominées au niveau de
l’UE depuis 20 ans,
ont de bonnes raisons de se poser la question « Gouverner
pour quoi faire,
pour quel projet de société
européenne ? » La
concurrence contre la gouvernabilité de l’Union Or, par
delà des considérations générales
enthousiasmantes mais purement discursives,
il apparaît que selon le traité, gouverner l’Europe c’est
essentiellement
s’activer à la rendre compétitive vis-à-vis du
reste du monde, ce qui
impliquerait que chacun – entreprise, Etat, individu – soit
lui-même compétitif
à l’intérieur de l’Union. La concurrence
économique est ainsi instituée à la
fois comme moyen et fin : elle est le moyen pour construire
l’Union
elle-même, mais elle est aussi désormais ce qui justifie
cette construction
dans un contexte accepté de globalisation. Selon le
traité, la concurrence est
devenue ce bien commun supérieur que l’Europe doit permettre
d’atteindre[1].
Certes,
en tant que moyen, la mobilisation de la concurrence économique
s’inscrit dans
la continuité de la construction européenne. Elle a
toujours été, en tant que
source d’un processus de dérégulation (au niveau des
Etats membres) –
rerégulation (au niveau de l’Union), un moyen pour contourner
les obstacles
politiques à la perte de compétences des Etats membres au
profit de l’Union. La
concurrence est ainsi un moteur essentiel pour la construction des
pouvoirs
publics européens. En revanche, sa promotion, dans le cadre de
la
globalisation, au rang de fin en elle-même de l’Union traduit une
volonté de
conditionner la finalité politique intrinsèque du projet
européen à un objectif
économique extrinsèque. La concurrence apparaît
alors comme le cheval de Troie
permettant de pénétrer pour la détruire la
citadelle lentement érigée du modèle
social-culturel européen dans la diversité de ses
composantes. Cette promotion de la concurrence
économique
comme valeur supérieure peut néanmoins
s’interpréter de deux manières :
soit elle traduit effectivement un changement de paradigme politique de
l’Union, celle-ci tendant désormais à être
réduite à une simple institution
internationale régionale chargée de réguler une
zone de libre-échange ;
soit elle indique que la stratégie traditionnelle de
contournement par
l’économique des obstacles à l’avancée de la
construction politique de l’union
est sans fin. Mais, dans les deux cas, la concurrence économique
est devenue
une fin en soi. Pourtant l’Europe est désormais dotée
d’institutions politiques
de régulation économique (notamment l’euro et la banque
centrale européenne, la
« stratégie européenne pour
l’emploi » et autres procédures dites
« méthodes ouvertes de coordination ») qui
pourraient d’ores et déjà
être mobilisées au profit d’un développement
politique et social de la société
européenne. Que ces institutions soient encore mises au service
exclusif de la
concurrence économique entre Etats membres indique alors que la
puissance de la
Commission européenne cherche à se fonder
désormais essentiellement sur cette
concurrence. La
concurrence contre l’idée européenne Quant à
l’objectif d’autonomie politique de l’Union dans le jeu
inter-étatique mondial,
il est également miné par une telle promotion de la
concurrence entre Etats
membres. Celle-ci conduit en effet chacun d’entre eux à
privilégier ses
intérêts étroits et de court terme dans la lutte
concurrentielle, et donc à
jouer la mondialisation contre l’européanisation. Aussi
n’est-il pas étonnant que la compétitivité comme
fin en soi et la
politique qui l’accompagne de libre ouverture (si ce n’est aux
immigrants) des
frontières de l’Union, fassent que les populations
européennes tendent
désormais à confondre l’européanisation avec la
mondialisation. Est ainsi
perdu de vue, au sommet comme à la base, l’objectif de
construction d’une
société multinationale nouvelle permettant aux peuples
européens de récupérer
une part de leur puissance et de leur souveraineté perdues (ou
pour le moins
amoindries) du fait des guerres fratricides, de la
décolonisation et de
l’hégémonie américaine. On ne
saurait se résigner et accepter d’inscrire une telle
évolution dans le marbre
d’un texte devant avoir rang constitutionnel pour chaque Etat
membre ; ce
serait extrêmement dangereux pour l’avenir de l’idée
européenne. Le traité
engage en effet pour une longue période (illimitée selon
son texte même) et il
sera extrêmement difficile de le modifier. Le risque serait alors
élevé que
certains peuples, victimes d’une concurrence économique promue
au rang de
valeur suprême, soient poussés à
l’extrémité de devoir rompre avec l’Union. En
raison de ce risque majeur, on ne peut pas continuer à
construire l’Europe
uniquement via le marché et l’ajustement à ses lois des
institutions politiques
et sociales dans les Etats membres. On ne peut plus faire comme si
l’homogénéisation de règles et de normes de
comportements économiques et le
développement d’un langage minimal de
communication pouvaient suffire à créer une
identité européenne. En
effet, si la puissance de l’Union en tant que corps politique a
été renforcée
depuis vingt ans, sa légitimité et la confiance populaire
susceptible d’être
placée en elle n’ont pas avancé au même rythme en
raison d’un mauvais usage des
institutions crées. Aussi, compte tenu de la puissance politique
désormais
acquise par les pouvoirs publics européens – pouvoirs juridique
(CJCE), monétaire
(BCE) et discursif (recommandations adressées aux Etats,
création de langages
communs via les méthodes ouvertes de coordination, harmonisation
statistique
grâce à Eurostat) – se pose désormais avec une
acuité accrue et incontournable
la question de leur légitimité, de leur justification en
terme de bien commun,
i.e. de qualité de vie des populations rassemblées. L’évolution
qu’on vient de relater des objectifs de l’Union, le fait que le
traité
constitutionnel en son état actuel ne prenne pas acte de cette
exigence de
légitimité éthique du niveau européen de
gouvernement, justifient parfaitement
d’un point de vue fédéraliste le refus de
l’entériner. Construire une
fédération multinationale, une Union d’Etats ou de
peuples, n’est pas une fin
en elle-même, si ce n’est pour ceux qui sont en position d’y
trouver des gains
de puissance individuels. La forme et le contenu d’une Union politique,
qui
plus est multinationale, sont indissociables. Cela implique qu’une
approche
réduite à la question de la gouvernabilité ne
puisse faire l’unanimité. Aussi
faut-il refuser le traité actuel afin qu’il soit remis sur la
table de
négociation, que le temps soit pris pour que soit mieux
réfléchi, après débats
publics, le contenu de ce qui doit fonder une fédération
européenne d’Etats
stable et pérenne. Quitte, en cas d’impossibilité
d’accord ultime à vingt cinq,
à adopter un socle commun minimal et à développer
des avancées par des
coopérations renforcées susceptibles, en cas de
succès, d’entraîner l’adhésion
d’un nombre croissant de pays.
Considérer
l’Europe comme
une fédération en gestation permet de prendre conscience
du caractère crucial
de la lettre même du pacte fédéral,
c’est-à-dire de ce qui est consigné dans le
texte constitutionnel. On ne peut modifier ce dernier que par un accord
unanime. Si l’écriture d’une constitution est dans une
fédération une opération
encore plus fondamentale que dans un Etat de droit unitaire, c’est
parce
qu’elle ne se réfère pas à une communauté
nationale préexistante mais engage
l’avenir à long terme d’un corps politique en train de se
construire. Et
prendre conscience de cette importance extrême conduit à
relativiser l’ampleur
de vue et la qualité du travail consigné dans le
présent traité, en dépit de
son volume. Marqué par un fort économicisme, le
traité constitutionnel révèle
une grande ignorance des conditions de viabilité des
fédérations. Il apparaît
en fait exclusivement inspiré par le
« modèle » américain de
fédéralisme alors que ce modèle n’en est qu’un
parmi d’autres dont on peut, qui
plus est, considérer qu’il est profondément
inadapté au contexte multinational
européen. Qui dit fédération ne dit pas en effet
nécessairement Etats-Unis
d’Amérique. Chaque fédération, et il en existe
déjà un grand nombre, y compris
en Europe, est particulière, la diversité étant
constitutive du principe
fédéral. On peut
néanmoins distinguer deux grands types de constructions
fédérales : les
fédérations intra- et inter-gouvernementales. Les
premières sont celles où les
entités fédérées (Etats, Landers, cantons,
provinces) participent au
gouvernement fédéral par l’intermédiaire d’une
chambre parlementaire spéciale
où siègent leurs représentants (Sénat dans
le cas américain, Bundesrat
allemand, chambre suisse des Etats). Dans les secondes, une telle
représentation au sein de l’Etat fédéral des
intérêts territoriaux n’existe pas
et, de ce fait, il subsiste un système de relations
intergouvernementales entre
entités fédérées et Etat
fédéral, à l’exemple du Conseil des premiers
ministres
au Canada. Avec son Conseil européen (Conseil réunissant
l’ensemble des chefs
d’Etat et de gouvernement) et son Conseil des ministres, l’Union
européenne est
évidemment de ce second type. Pas
de fédération sans solidarité Dans les
fédérations intergouvernementales, les programmes de
« péréquation »
– c’est-à-dire de prélèvements et de
redistribution entre les Etats qui sont
parfois constitutionnalisés – sont des polices d’assurance
quasi-obligatoires
contre les risques de désagrégation de la
fédération qui y sont très élevés.
Ils jouent notamment un rôle éminent à ce titre au
Canada où la construction
d’une identité fédérale fondée sur
l’idée de nation a toujours été
empêchée par
la revendication de la province du Québec d’être reconnue
comme « société
distincte ». De tels programmes sanctionnent la
reconnaissance de droits
sociaux associés à la citoyenneté
fédérale. Ils fondent la légitimité de
l’Etat
fédéral, le lien d’appartenance à la
fédération. A défaut d’une identification
territoriale subjective à l’échelle de la
fédération, le sentiment commun
d’appartenance à l’ensemble fédératif ne peut
qu’être fondé sur une
égalisation, par la voie politique, des conditions de
sécurité économique et de
protection sociale en tout point de la fédération et
conformément à ce qui est
reconnu en commun comme raisonnable au niveau des diverses
entités fédérées. Dans les
fédérations intra-gouvernementales, bien que la
concurrence politique fédéral /
fédérés pour la souveraineté y soit moins
forte, la question de
l’homogénéisation économique et sociale du corps
politique fédéral ne se pose
pas moins. Mais elle peut y être recherchée, comme c’est
le cas aux Etats-Unis,
à travers la mobilité du travail et des capitaux et
l’imposition d’une
concurrence économique entre Etats fédérés.
Il est supposé alors que
l’égalisation des revenus et des conditions de vie d’une
entité fédérée à
l’autre sera obtenue via les mouvements de main d’œuvre et les
délocalisations
des entreprises, aucune entité fédérée
n’apparaissant dès lors plus favorisée
qu’une autre au sein de la fédération. Comme ce
mécanisme ne fonctionne pas
dans les faits (y compris aux Etats-Unis où pourtant la
mobilité des facteurs
de production est une des plus élevées du monde), il va
en général de pair avec
des transferts fédéraux intergouvernementaux au coup par
coup qui visent, dès
lors qu’ils menacent l’ordre public, à compenser des
déficits locaux trop
criants. L’Etat fédéral se voit alors
légitimé à « envahir » les
champs de compétence des entités
fédérées et la fédération tend
à se
transformer progressivement en un Etat unitaire
décentralisé. Ainsi la régulation
par la concurrence économique des inégalités
territoriales et sociales dans un
système fédéral pousse à sa centralisation
et donc à une perte progressive de
souveraineté des entités fédérées.
C’est d’ailleurs pourquoi il existe aussi
des programmes de péréquation dans certaines
fédérations intra-étatiques
(Allemagne) ; ils sont alors destinés à
prémunir la fédération contre un
tel risque de débordement de l’Etat fédéral dans
les domaines de compétence
constitutionnellement dévolus aux entités
fédérées. Il en
ressort a fortiori qu’une régulation
du lien territorial par le marché n’est en aucune façon
viable dans les
fédérations inter-étatiques, surtout si elles sont
pluri-linguistiques et/ou
multi-nationales, comme c’est le cas de l’Union européenne (mais
aussi du
Canada, de la Belgique ou de l’Espagne des autonomies). Le
plurilinguisme y
réduit d’abord en effet la mobilité de la main d’œuvre et
inhibe totalement son
jeu potentiellement égalisateur des rémunérations.
L’accroissement des
inégalités sociales et territoriales résultant de
la liberté de mouvement des
capitaux conjugué au refus politique de fonder le pacte
fédéral sur une
solidarité redistributive renforce par ailleurs, d’une part, les
ancrages
régionaux et/ou ethniques de l’appartenance sociale, d’autre
part, le
ressentiment d’une partie des entités
fédérées à l’égard de la
fédération qui
leur apparaît alors plus coûteuse que
bénéfique. Dans ces conditions, pour
certains des peuples alliés, une société à
l’échelle de la fédération ne fait
pas sens alors que, simultanément, au nom du respect des
règles du marché libre
interne, les prérogatives du gouvernement fédéral
se développent au détriment
de celles de leur gouvernement. La fédération leur
apparaît ainsi comme ni
efficace, ni légitime, et le souverainisme ne peut alors que se
développer avec
les tendances à la sécession qui l’accompagnent. Des
expériences historiques des fédérations existantes
(ou disparues), il ressort
donc que pour qu’une union d’Etats soit viable et pérenne, une
certaine
cohérence doit exister entre son régime politique et son
régime de solidarité
économique entre les Etats. Or, de ce
point de vue, l’actuel traité est totalement incohérent
au plan institutionnel
puisqu’il cherche à constitutionnaliser une
fédération intergouvernementale
multinationale sans simultanément instituer une
péréquation fiscale entre ses
Etats membres. Cette incohérence était
présente dès l’origine dans la
communauté européenne et elle est devenue critique au fil
des élargissements
successifs à de nouveaux Etats membres de plus en plus
différents des Etats
fondateurs. Le traité ignore cette incohérence au lieu de
la considérer comme
un problème à résoudre et d’en proposer des
solutions institutionnelles. Ainsi,
d’un côté, il avalise une concurrence économique
entre territoires dont les
effets sont à peine compensés par des interventions
financières ponctuelles au
niveau local (fonds structurels), toute péréquation des
ressources fiscales
entre les Etats membres étant refusée. De l’autre, il
avalise en l’aménageant
et en le rendant gouvernable à court terme un système
politique
intergouvernemental dont la pérennité sur le long terme,
on vient de le voir,
nécessite une telle péréquation. La
viabilité d’un tel assemblage paraît donc
dès le départ inéluctablement compromise. A
cette première incohérence institutionnelle s’en ajoute
une seconde due à
ce que l’inspiration américaine du régime fiscal et
financier de l’Union
européenne n’est elle-même pas poussée
jusqu’à son terme. En effet, le modèle
américain tient sa cohérence principalement du fait que
les institutions
fédérales y sont responsables du plein emploi, ce qui se
traduit par une
mission explicitement donnée à la Réserve
fédérale (la Banque centrale des
Etats-Unis) de mener des politiques monétaires conformes
à cet objectif. Or,
dans le traité de Maastricht, on a
« omis » de donner une telle
mission à la Banque centrale européenne et, en
dépit des problèmes qui sont
apparus depuis en matière de chômage et de déficit
budgétaire de certains Etats
membres ainsi que de taux de change euro/dollar, le traité ne
revient pas sur
cette omission. Ainsi
les expériences historiques de fédération qui ont
persévéré dans leur
être conduisent à penser que le traité dans son
état actuel, tout en améliorant
la gouvernabilité à court terme de l’Union, en
accroît à plus ou moins longue
échéance la probabilité de décomposition. Il
inscrit en effet dans le marbre toutes les conditions pour une
exacerbation des
conflits entre l’Union et certains de ses Etats membres dont le
débouché
naturel sera la sécession. Aussi, dans la mesure où
le caractère
multinational-multilinguistique de l’Europe est indépassable et
où donc, il
apparaît impossible de se diriger vers une Europe de style
américain (les
Etats-Unis se sont construits en fédération en l’absence
de tout Etat
historique antérieurement en place), le contenu du traité
apparaît-il
totalement inadapté à la situation.
Conclusion : refuser le traité
constitutionnel pour construire la fédération
européenne
A la
lumière de ces expériences on peut d’ores et
déjà, par déduction de ce
qui précède, considérer deux voies de
réforme envisageables a priori : Dans la première, la
contrainte budgétaire actuellement imposée étant
entérinée, l’Union évolue vers
un système intra-gouvernemental avec la transformation du
Conseil européen en
un Sénat des Etats membres. Dans ce cas, l’Europe, du fait de
son caractère
multinational et de sa structure fiscale de départ,
évoluerait vers un modèle
de type suisse plutôt qu’américain, où le
fédéralisme intra-étatique se combine
avec une absence de péréquation mais dans le cadre d’une
forte décentralisation
fiscale et déconcentration administrative. Cela dit, outre le
fait qu’une telle
voie implique une rupture forte avec le régime institutionnel
construit jusque
là, en assurer la viabilité impliquerait que soient pris
en compte l’ensemble
des traits sociétaux de la confédération
helvétique qui ont conditionné sa
stabilité à long terme : une richesse moyenne
très élevée, une citoyenneté
en armes, un anonymat des élites politiques, une
neutralité internationale, un
fort protectionnisme, etc. Or à l’évidence, aucun de ces
traits n’est dans le
patrimoine génétique de l’Union européenne, ce qui
conduit à envisager plutôt
l’option suivante. Dans la seconde, la forme
intergouvernementale du régime politique de l’Union est
confortée, mais elle
doit alors aller de pair avec la mise en place – voire la
constitutionnalisation – de programmes de transferts de
péréquation de
ressources fiscales préalablement
fédéralisées. Une citoyenneté
européenne
prendrait alors sens dans la capacité partagée par tous
les Etats membres de
fournir des niveaux de services publics et sociaux sensiblement
égaux,
conformément à des normes d’égalisation
négociées de manière intergouvernementale.
Cette voie de type canadien implique la création d’un pouvoir de
prélèvement
fiscal propre à l’Union et suffisant pour lui permettre
d’opérer une telle
péréquation, ce qui aurait en outre le mérite
d’intéresser directement les
citoyens au fonctionnement de l’Union et à son contrôle
démocratique. [1] On trouve ainsi désormais au rang de ce qui fonde
l’Union au plan politique l’offre d’un « marché
intérieur où la
concurrence est libre et non faussée » (art. I-3),
alors que dans le
traité actuel « le régime de concurrence libre
et non faussée » n’est
qu’un des différents instruments définis à
l’article 3 permettant d’atteindre
les objectifs définis à l’article 2. |