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La politique européenne de l’emploi :
travaillez, c’est un ordre !



Gilles Raveaud


Docteur en Economie (Université Paris X – Nanterre) et

enseignant (Institut d’études Europénnes Université Paris VIII)

raveaud@idhe.ens-cachan.fr


 

« Rétablir les conditions propices au plein-emploi » ; rechercher une « amélioration qualitative de l’emploi » ; viser « une plus grande cohésion sociale ». Les objectifs décidés par les chefs d’Etat et de gouvernement réunis à Lisbonne en mars 2000 pour un Conseil européen avaient de quoi laisser rêveur. L’Europe sociale serait-elle enfin née ? Certains, dont nous sommes, ont été tentés d’y croire. Après les années du chômage de masse, les conditions semblaient enfin réunies pour que l’Europe délaisse son obsession pour la stabilité des prix pour d’autres objectifs, à commencer par l’emploi.

Las ! Nous savons ce qu’il est advenu de ces belles promesses : l’emploi a continué à stagner et le chômage est reparti à la hausse. Face à cela, l’Europe semble impuissante. Pour connaître les raisons de cet échec, les chefs d’Etat et de gouvernement ont nommé une « task force pour l’emploi » présidée par Wim Kok, un ancien premier ministre libéral des Pays-Bas. Selon ce groupe d’experts, les raisons de l’échec européen tiennent en un mot : la lâcheté. En effet, si les problèmes persistent, c’est parce que les Etats n’ont pas mené à bien les « réformes nécessaires ». Mais que l’on se rassure : l’UE va « servir efficacement de levier » pour mener à bien ces réformes (Kok, 2003, p. 10).

Ces réformes sont baptisées « réformes structurelles » dans le jargon communautaire. Elles reposent sur trois piliers : une flexibilité accrue du marché du travail ; l’augmentation de la main d’œuvre disponible ; et enfin des investissements accrus dans la formation, ce que les économistes appellent le « capital humain ». Comme le propose le rapport Kok, on peut résumer ces orientations par une formule que l’on croyait d’un autre temps : « exploiter le potentiel de main d’œuvre ». En effet, pour les auteurs du rapport, il est « évident » que le chômage de masse résulte du fait que « l’UE n’attire pas suffisamment de personnes dans le monde du travail » (p. 13). Pour ces grands experts, s’il y a du chômage, ce n’est pas parce que les emplois sont insuffisants ou les salaires trop faibles. S’il y a du chômage, c’est parce que trop peu de personnes souhaitent travailler.

Mais le raisonnement ne s’arrête pas là : si ce que les économistes appellent « l’offre de travail » est insuffisante, c’est parce que trop de personnes peuvent vivre sans travailler, en raison non seulement des allocations chômage, mais aussi à cause de dispositifs qui encouragent au retrait du marché du travail, comme les pré-retraites. En termes académiques, on dit que ces personnes sont « désincitées » au travail. Des salaires misérables, des conditions de travail mauvaises, sinon dangereuses, des horaires impossibles, des emplois inexistants ? Certes, nos experts savent bien que tout cela existe aussi. Du moins l’espère-t-on. Mais ce n’est pas de ce côté là que, selon eux, l’Europe doit agir.

Ce rapport n’est pas isolé. Il s’inscrit dans une politique communautaire récente, la Stratégie européenne pour l’emploi, ou SEE. La SEE a vu le jour en novembre 1997, face aux nombreuses difficultés alors traversées par l’Union européenne. A ce moment là, non seulement le chômage est élevé. Mais aussi et surtout, en juin de la même année, le Pacte de Stabilité (et de Croissance) vient d’être adopté, avec l’accord de Lionel Jospin, qui l’avait pourtant qualifié de « concession absurde faite aux Allemands » lorsqu’il était dans l’opposition. A cela s’ajoutent, en 1997, les incertitudes entourant la création de l’euro et les réticences face aux conséquences sociales de l’élargissement. Il s’agit alors pour les dirigeants européens de contre-balancer l’image rigoriste de la politique économique européenne par une avancée sociale.

Mais aucun d’entre eux n’est prêt à renoncer à ses précieuses prérogatives en la matière. La construction européenne va alors accoucher d’un des monstres dont elle a le secret : une procédure hybride, entre la pure négociation entre Etats et l’action isolée de la Commission. Cette procédure consiste en la rédaction de simples conseils adressés aux Etats, nommés « lignes directrices » que les Etats doivent « prendre en compte » dans l’élaboration de leurs politiques. C’est la Commission qui rédige la première version des lignes directrices. Mais ce sont les Etats qui, réunis au sein du Conseil de l’UE – la réunion des ministres de l’emploi des Etats membres – décident de leur adoption définitive (à la majorité qualifiée).

Ces lignes directrices ne sont donc en aucune manière imposées aux Etats par la Commission. On retrouve ici un mécanisme essentiel de la construction communautaire actuelle : les Etats s’auto-infligent de nouvelles contraintes par l’intermédiaire de l’Europe, afin de pouvoir à leur tour les imposer à leurs citoyens. La gestion par la Banque Centrale Européenne de l’euro en constitue le meilleur exemple. La SEE est donc, dans une certaine mesure, une stratégie développée par les Etats européens pour accentuer la pression en direction de certaines réformes. Le rapport Kok est explicite sur ce point lorsqu’il indique que « L’Union européenne a un rôle à jouer dans le soutien du programme de réformes » (p. 56).

Il faut d’ailleurs bien cela, tant ces réformes risquent de heurter nos concitoyens. Pourtant, certains objectifs européens sont sympathiques. Ainsi, la SEE fait de la promotion de la « qualité de l’emploi » un de ses thèmes majeurs. Mais lorsque des solutions concrètes sont avancées, ce sont toujours les mêmes recettes. Ainsi la ligne directrice 3 cherche-t-elle à « promouvoir la diversité des modalités en termes de contrats de travail, notamment en matière de temps de travail ». Officiellement, il ne s’agit pas pour la SEE de remettre en cause le CDI ou de favoriser la précarité. En langage bruxellois, ces termes se traduisent « meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée » et « entre flexibilité et sécurité ». Mais si l’on voit bien comment la flexibilité va se développer, la SEE ne donne malheureusement aucun élément permettant d’accroître la sécurité des salariés.

De la même façon, il convient pour la SEE de lutter contre les chômeurs fainéants et grassement rémunérés par les astronomiques allocations chômage que l’on sait. Mais écrire qu’il convient de diminuer les allocations chômage risquerait de faire sortir la SEE de l’anonymat confortable dans lequel elle se trouve actuellement. De ce fait, les lignes directrices indiquent qu’il s’agit de faire en sorte que « la différence entre le revenu du travail et le revenu lié au chômage [soit] telle qu’elle encourage les personnes à accéder au marché du travail ». L’idée est toujours la même : s’il y a du chômage, c’est parce que les personnes préfèrent ne pas travailler. Hors de question donc d’accroître les minima sociaux ou de faire en sorte que la totalité des chômeurs bénéficient de l’assurance-chômage. La situation des plus démunis n’est pas une préoccupation de la SEE, pour qui il suffit simplement d’« encourager » les individus à travailler. Par ailleurs, on remarquera qu’il ne s’agit pas d’accéder à l’emploi, mais seulement au « marché du travail ». Le terme d’emploi, et les droits sociaux qui y sont attachés, est tellement étranger au raisonnement développé par les élites communautaires que celles-ci rechignent à l’utiliser.

Les défenseurs de la SEE diront que notre interprétation des textes est biaisée. En effet, la formulation des lignes directrices est assez vague pour être compatible avec des politiques variées. Ainsi, une politique de hausse des salaires aurait bien pour effet d’accroître la différence entre les revenus du travail et ceux des personnes au chômage, et donc de répondre aux exigences de la SEE. Mais, malheureusement, une telle politique est impossible, car la SEE est prise dans un carcan communautaire, celui des « grandes orientations de politique économique », ou GOPE. Or selon les GOPE, « la hausse des coûts salariaux doit rester modérée ». Augmenter les salaires est donc proscrit. Pourquoi ? S’agit-il de favoriser les profits ? Bien sûr que non. Il s’agit de développer l’emploi. En effet, des hausses « modérées » de salaire doivent « permettre aux entreprises d’accroître les investissements créateurs d’emplois ». Et le fait que, depuis vingt ans, la part des salaires dans la richesse nationale ne cesse de diminuer tandis que les investissements stagnent ne suffit pas à ébranler les élites communautaires dans leurs certitudes.

D’ailleurs, pour nos élites, le temps n’est plus celui du débat. Les recettes sont connues, et il convient désormais de les appliquer. Bien sûr, on pourrait leur rétorquer que les vingt dernières années ont montré à quoi menaient les solutions libérales : toujours plus de profits, toujours plus de flexibilité, toujours autant de chômage. Mais, pour elles, si nous en sommes là, ce n’est pas parce que les réformes adoptées ont été prises. C’est au contraire parce que les Etats ont été frileux.

Aujourd’hui, la situation est grave pour l’Union européenne : au niveau de l’UE à quinze, le taux d’emploi n’a guère augmenté depuis 1997, passant de 60,6 % à 63 % aujourd’hui. L’objectif de 70 % fixé à Lisbonne semble donc hors d’atteinte. De ce fait, l’ambiance actuelle à Bruxelles est celle d’un « état d’urgence », pour reprendre les termes du rapport Kok selon qui il faut « mettre en œuvre immédiatement une action rapide et énergique ». Et puisque les peuples persistent à ne pas comprendre que l’on veut leur bien, il est demandé aux Etats membres de l’UE de « persuader l’opinion publique de la nécessité des réformes ». Dans ce programme, nulle place pour le doute, et encore moins la remise en cause.

Certains opposeront à cette analyse les éléments positifs de la SEE, comme la promotion de l’égalité entre hommes et femmes ou l’accent mis sur la formation. A cela, on répondra trois choses. Tout d’abord, que ces nobles intentions se heurtent à l’impératif catégorique de la flexibilité, qui empêche la formation dans la durée, et pénalise au premier chef les femmes. Ensuite que la SEE est explicitement opposée à l’idée d’égalité, ou même de réduction des inégalités. Ainsi, le rapport Kok demande à certains pays (Allemagne, Belgique, Espagne et Italie) d’ « approfondir la différenciation des salaires ». Enfin que la SEE, en guise d’Europe sociale, nous impose un modèle productiviste dans lequel non seulement tous les efforts sont demandés aux salariés, mais même à l’ensemble de la population. En effet, dans le but d’accroître le taux d’emploi, « la participation de chacun est requise ». De l’incitation au travail à la coercition, il y a un pas que la SEE est en train de franchir.

Bref, travailler n’est toujours pas un droit dans l’UE. Par contre, c’est de plus en plus un devoir. Ce devoir s’adresse à tous les membres de la population. Et il est toujours plus dur. On l’a vu, les Européens doivent en effet être plus « adaptables » et ils sont priés de rester « modérés » dans leurs revendications salariales. Mais ce n’est pas tout. Il leur est également demandé de travailler toujours plus longtemps, de 15 à 64 ans, limites retenues par l’UE pour calculer le taux d’emploi.

Travailler pour de faibles salaires, et pendant (beaucoup) plus longtemps. Voilà le programme de « l’Europe sociale » réellement existante. Loin de nous réconcilier avec la construction européenne actuelle, la SEE sera parvenue au résultat inverse : nous faire regretter que l’Europe s’occupe de l’emploi.

 

Références

Conseil de l’UE, 2003, Recommandation du Conseil sur les grandes orientations des politiques économiques des États membres et de la communauté, 2003/555/CE.

Conseil de l’UE, 2003, Décision du Conseil relative aux lignes directrices pour les politiques de l’emploi des Etats membres, 2003/578/CE.

Kok Wim, 2003, L’emploi, l’emploi, l’emploi, Rapport de la Task-force pour l’emploi, nov.

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