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HORIZONS DÉBATS
L'Europe sociale, mythe ou réalité ?
Article paru dans l'édition du 13.04.05

'INTÉRÊT général est-il réductible au jeu des intérêts individuels ? Le marché laissé à lui-même permet-il de répondre à la « question sociale » ? On ne saurait faire grief aux libéraux de le penser. D'autres pensent, à l'inverse, que si le marché peut faire bien des choses, il n'a pas la cohérence systémique pour assurer spontanément le plein emploi, le progrès social, ou bien encore la réduction des inégalités. L'intervention publique est donc nécessaire. C'est dans cette optique que s'est déployé l'Etat social, avec ses quatre piliers que sont la protection sociale, le droit du travail, les services publics et les politiques économiques (budgétaire, monétaire, des revenus) de soutien à l'activité et à l'emploi. Le XXe siècle nous a ainsi légué une véritable révolution, qui a permis de construire des économies avec marché et intervention publique, là où les libéraux préconisent la construction d'une économie (ou d'une société) de marché. Avec, chaque fois - pour le tout (l'Etat social) comme pour ses parties (les quatre piliers) -, une justification : l'intérêt général n'est pas réductible au jeu des intérêts particuliers.

Libéraux ou non-libéraux : qui a raison ? La Constitution européenne, et c'est tout le problème, n'hésite pas à trancher ce débat vieux de plus de deux siècles. De façon redoutablement méthodique, elle poursuit un double objectif : déconstruire les « quatre piliers » de l'intervention publique, affermir le marché comme horizon indépassable de régulation économique et sociale.

Comment s'en sortir ? L'Europe sociale est devenue une véritable arlésienne. N'est-ce pas en son nom que d'aucuns ont plaidé en faveur de l'Acte unique en 1986, puis du traité de Maastricht en 1992, puis du traité d'Amsterdam en 1997 ? « Accepter ces traités libéraux est une condition douloureuse pour que l'Europe sociale se construise demain. » Sans craindre le ressassement du paradoxe, le même refrain est aujourd'hui entonné.

Comment ne pas en rester à des formules incantatoires sur l'Europe sociale ? Faut-il, par exemple, comme de très nombreux opposants à la construction libérale de l'Europe le préconisent eux-mêmes, étendre le principe du vote à la majorité qualifiée sur l'ensemble des questions sociales (Sécurité sociale, totalité du droit du travail, etc.) ? Difficile de s'y retrouver quand on sait que la Grande-Bretagne refuse cette extension au nom d'arguments libéraux, mais que des syndicalistes - scandinaves notamment - la refusent pour des raisons exactement opposées (ils redoutent que cela ne serve à démanteler l'Etat social).

Pour y voir clair ici, il convient de partir d'un constat lucide : les inégalités n'autorisent pas une définition uniformisée du socle même des droits sociaux, à moins de niveler ceux-ci par le bas. Si on excepte des terrains peu défrichés historiquement - la lutte contre les discriminations par exemple -, il est clair que le droit social européen n'apportera aucun progrès, en termes de droits effectifs, avant longtemps, pour les salariés allemands, scandinaves ou français. Et cela, même avec un Conseil, un Parlement et une Commission progressistes. Un salaire minimum européen, s'il existait, serait très sensiblement inférieur à celui en vigueur dans les pays les plus avancés. Pour ceux-ci, le transfert de la définition même du socle des droits sociaux à l'échelon européen serait donc lourd d'une considérable régression.

On parle bien ici de socle des droits. En France - et cela vaut pour d'autres pays avec de fortes variantes dans l'architecture des droits -, ce socle est donné par le code du travail et celui de la Sécurité sociale. Ceux-ci définissent certes des règles minimales, mais, et c'est un point important, ces règles ne sont pas minimalistes. Leur norme n'est pas le « minimum vital », mais un certain bien-être ou mieux-être social. Le smic, par exemple, a été construit comme un salaire assurant une progression régulière du pouvoir d'achat. La retraite - cela vaut pour les congés maladie ou l'assurance-chômage - est censée garantir le maintien d'un certain niveau de vie, et non un « minimum vieillesse ». Les minima sociaux existent certes. Mais ils représentent, leur trop faible niveau aidant il est vrai, une infime partie (de l'ordre de 5 %) des prestations sociales. Ce sont ces règles de bien-être social qui définissent un socle à respecter. En matière de droit du travail, cela signifie que les règles d'un niveau « inférieur » (accord interprofessionnel, de branche, d'entreprise) ne valent que si elles apportent un « plus » pour les salariés, par rapport à l'échelon supérieur. C'est le principe d'« ordre social ».

Si le « socle » des droits sociaux était défini à l'échelle européenne, les directives européennes remplaceraient les codes du travail et de la protection sociale. Il suffit de réfléchir pour saisir l'ampleur de la régression qui s'ensuivrait.

Le Medef ne s'y est d'ailleurs pas trompé. Dans le cadre de la refondation sociale, il a proposé de substituer au principe d'« ordre social » un principe de « répartition par domaines », par lequel les domaines couverts par une directive européenne devraient échapper au champ de la loi et relever de la seule négociation collective, si possible décentralisée. Le temps de travail est couvert par une directive, qui limite le travail hebdomadaire à 48 heures maximum (la Commission propose d'ailleurs de l'élever à 65 heures sous réserve d'un accord écrit du salarié et qu'une convention collective ne s'y oppose pas). On imagine le destin des 35 heures dans ce cadre.

Ne pas prêter à l'Europe sociale plus qu'elle ne peut donner : voilà une bonne boussole pour ne pas en rester à des formules incantatoires. Si on se refuse à retenir une définition minimaliste, misérabiliste, des droits sociaux, dont les libéraux, charité oblige, s'accommodent fort bien, force est donc de soutenir que le socle des droits sociaux doit rester défini au niveau national, en France comme ailleurs.

L'Europe a néanmoins un rôle à jouer en matière sociale. Ce rôle ne peut certes excéder un objectif : éviter les pratiques de dumping social et assurer une convergence « par le haut » des pays les moins développés. Mais il est essentiel, afin que l'élargissement ne se traduise pas par une fuite en avant concurrentielle dans le « moins disant » social.

Comment réaliser cet objectif ? Suggérons que deux conditions, étroitement liées, sont requises et devraient former les deux principes généraux du droit social européen. En premier lieu, retenir la norme de la « convergence sociale par le haut », ce que la Constitution ne fait pas. En second lieu, retenir, comme règle systématique, le « principe de non-régression sociale ». Une norme européenne ne s'appliquerait ainsi à un pays membre que si elle apportait un « plus » en termes de garantie sociale.

A défaut de ces conditions, la généralisation du vote à la majorité qualifiée a toutes les chances de faire de l'Europe sociale ce qu'elle est déjà - il suffit de se pencher sur les recommandations du Conseil en matière de politique de l'emploi ou de retraite - devenue : le cheval de Troie du libéralisme.

par Christophe Ramaux

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