'INTÉRÊT
général est-il réductible au jeu des
intérêts individuels ? Le marché
laissé à lui-même permet-il de répondre
à la « question sociale » ? On
ne saurait faire grief aux libéraux de le penser. D'autres
pensent, à
l'inverse, que si le marché peut faire bien des choses, il n'a
pas la
cohérence systémique pour assurer spontanément le
plein emploi, le
progrès social, ou bien encore la réduction des
inégalités.
L'intervention publique est donc nécessaire. C'est dans cette
optique
que s'est déployé l'Etat social, avec ses quatre piliers
que sont la
protection sociale, le droit du travail, les services publics et les
politiques économiques (budgétaire, monétaire, des
revenus) de soutien
à l'activité et à l'emploi. Le XXe siècle
nous a ainsi légué une
véritable révolution, qui a permis de construire des
économies avec
marché et intervention publique, là où les
libéraux préconisent la
construction d'une économie (ou d'une société) de
marché. Avec, chaque
fois - pour le tout (l'Etat social) comme pour ses parties (les quatre
piliers) -, une justification : l'intérêt
général n'est pas réductible
au jeu des intérêts particuliers.
Libéraux ou non-libéraux :
qui a raison ? La Constitution européenne, et c'est tout le
problème,
n'hésite pas à trancher ce débat vieux de plus de
deux siècles. De
façon redoutablement méthodique, elle poursuit un double
objectif :
déconstruire les « quatre piliers » de
l'intervention publique,
affermir le marché comme horizon indépassable de
régulation économique
et sociale.
Comment s'en sortir ? L'Europe sociale est devenue
une véritable arlésienne. N'est-ce pas en son nom que
d'aucuns ont
plaidé en faveur de l'Acte unique en 1986, puis du traité
de Maastricht
en 1992, puis du traité d'Amsterdam en 1997 ? « Accepter
ces traités
libéraux est une condition douloureuse pour que l'Europe sociale
se
construise demain. » Sans craindre le ressassement du paradoxe,
le même
refrain est aujourd'hui entonné.
Comment ne pas en rester à des
formules incantatoires sur l'Europe sociale ? Faut-il, par exemple,
comme de très nombreux opposants à la construction
libérale de l'Europe
le préconisent eux-mêmes, étendre le principe du
vote à la majorité
qualifiée sur l'ensemble des questions sociales
(Sécurité sociale,
totalité du droit du travail, etc.) ? Difficile de s'y retrouver
quand
on sait que la Grande-Bretagne refuse cette extension au nom
d'arguments libéraux, mais que des syndicalistes - scandinaves
notamment - la refusent pour des raisons exactement opposées
(ils
redoutent que cela ne serve à démanteler l'Etat social).
Pour y
voir clair ici, il convient de partir d'un constat lucide : les
inégalités n'autorisent pas une définition
uniformisée du socle même
des droits sociaux, à moins de niveler ceux-ci par le bas. Si on
excepte des terrains peu défrichés historiquement - la
lutte contre les
discriminations par exemple -, il est clair que le droit social
européen n'apportera aucun progrès, en termes de droits
effectifs,
avant longtemps, pour les salariés allemands, scandinaves ou
français.
Et cela, même avec un Conseil, un Parlement et une Commission
progressistes. Un salaire minimum européen, s'il existait,
serait très
sensiblement inférieur à celui en vigueur dans les pays
les plus
avancés. Pour ceux-ci, le transfert de la définition
même du socle des
droits sociaux à l'échelon européen serait donc
lourd d'une
considérable régression.
On parle bien ici de socle des droits.
En France - et cela vaut pour d'autres pays avec de fortes variantes
dans l'architecture des droits -, ce socle est donné par le code
du
travail et celui de la Sécurité sociale. Ceux-ci
définissent certes des
règles minimales, mais, et c'est un point important, ces
règles ne sont
pas minimalistes. Leur norme n'est pas le « minimum vital
», mais un
certain bien-être ou mieux-être social. Le smic, par
exemple, a été
construit comme un salaire assurant une progression
régulière du
pouvoir d'achat. La retraite - cela vaut pour les congés maladie
ou
l'assurance-chômage - est censée garantir le maintien d'un
certain
niveau de vie, et non un « minimum vieillesse ». Les minima
sociaux
existent certes. Mais ils représentent, leur trop faible niveau
aidant
il est vrai, une infime partie (de l'ordre de 5 %) des prestations
sociales. Ce sont ces règles de bien-être social qui
définissent un
socle à respecter. En matière de droit du travail, cela
signifie que
les règles d'un niveau « inférieur » (accord
interprofessionnel, de
branche, d'entreprise) ne valent que si elles apportent un « plus
»
pour les salariés, par rapport à l'échelon
supérieur. C'est le principe
d'« ordre social ».
Si le « socle » des droits sociaux était
défini à l'échelle européenne, les
directives européennes
remplaceraient les codes du travail et de la protection sociale. Il
suffit de réfléchir pour saisir l'ampleur de la
régression qui
s'ensuivrait.
Le Medef ne s'y est d'ailleurs pas trompé. Dans le
cadre de la refondation sociale, il a proposé de substituer au
principe
d'« ordre social » un principe de «
répartition par domaines », par
lequel les domaines couverts par une directive européenne
devraient
échapper au champ de la loi et relever de la seule
négociation
collective, si possible décentralisée. Le temps de
travail est couvert
par une directive, qui limite le travail hebdomadaire à 48
heures
maximum (la Commission propose d'ailleurs de l'élever à
65 heures sous
réserve d'un accord écrit du salarié et qu'une
convention collective ne
s'y oppose pas). On imagine le destin des 35 heures dans ce cadre.
Ne
pas prêter à l'Europe sociale plus qu'elle ne peut donner
: voilà une
bonne boussole pour ne pas en rester à des formules
incantatoires. Si
on se refuse à retenir une définition minimaliste,
misérabiliste, des
droits sociaux, dont les libéraux, charité oblige,
s'accommodent fort
bien, force est donc de soutenir que le socle des droits sociaux doit
rester défini au niveau national, en France comme ailleurs.
L'Europe
a néanmoins un rôle à jouer en matière
sociale. Ce rôle ne peut certes
excéder un objectif : éviter les pratiques de dumping
social et assurer
une convergence « par le haut » des pays les moins
développés. Mais il
est essentiel, afin que l'élargissement ne se traduise pas par
une
fuite en avant concurrentielle dans le « moins disant »
social.
Comment
réaliser cet objectif ? Suggérons que deux conditions,
étroitement
liées, sont requises et devraient former les deux principes
généraux du
droit social européen. En premier lieu, retenir la norme de la
«
convergence sociale par le haut », ce que la Constitution ne fait
pas.
En second lieu, retenir, comme règle systématique, le
« principe de
non-régression sociale ». Une norme européenne ne
s'appliquerait ainsi
à un pays membre que si elle apportait un « plus »
en termes de
garantie sociale.
A défaut de ces conditions, la
généralisation
du vote à la majorité qualifiée a toutes les
chances de faire de
l'Europe sociale ce qu'elle est déjà - il suffit de se
pencher sur les
recommandations du Conseil en matière de politique de l'emploi
ou de
retraite - devenue : le cheval de Troie du libéralisme.
par Christophe Ramaux