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La Constitution européenne, la question sociale et l’intérêt général

 

Christophe Ramaux

(Economiste à l’Université Paris 1, membre du Conseil scientifique d’ATTAC)[1]

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L’intérêt général est-il réductible au jeu des intérêts individuels ? Le marché laissé à lui-même permet-il de répondre à la « question sociale » ? On ne saurait faire grief aux libéraux de le penser. D’autres pensent, à l’inverse, que si le marché peut faire bien des choses, il n’a pas la cohérence systémique pour assurer spontanément le plein emploi, le progrès social ou bien encore la réduction des inégalités. L’intervention publique est donc nécessaire. C’est dans cette optique que s’est déployé, tout au long du XXe siècle, l’Etat social, avec ses quatre piliers que sont la protection sociale, le droit du travail, les services publics et les politiques économiques (budgétaire, monétaire, des revenus) de soutien à l’activité et à l’emploi. Avec eux le XXe siècle nous a finalement légué une véritable révolution.

Une révolution « toujours là » en dépit des profondes remises en cause libérales de ces vingt dernières années. Une révolution qui, en dépit de ses indéniables limites (la bureaucratie en est une), a permis de construire des économies avec marché et intervention publique, là où les libéraux préconisent la construction d’une économie (ou d’une société) de marché. Avec, à chaque fois – pour le tout (l’Etat social) comme pour ses parties (les quatre piliers) –, une justification : l’intérêt général n’est pas réductible aux jeux des intérêts particuliers.

Libéraux ou non-libéraux : qui a raison ? la Constitution européenne, et c’est tout le problème, n’hésite pas à trancher ce débat vieux de plus de deux siècles. Au lieu de construire un espace où les citoyens de l’Union puissent choisir librement la politique économique et sociale qu’ils souhaitent voir appliquée, ce qui est l’essence même d’une démocratie, elle verrouille l’avenir. De façon redoutablement méthodique, avec un souci du détail qui confine à l’obsession[2], elle poursuit ainsi un double objectif : déconstruire les « quatre piliers » de l’intervention publique, affermir le marché – « la concurrence libre et non faussée » – comme horizon indépassable de régulation économique et sociale.

 

La politique de l’emploi sous perfusion libérale

Dans la Constitution, le droit au travail (inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948) devient, ce qui n’a évidemment pas la même portée, « le droit de travailler » et la « liberté de chercher un emploi » (II-75), ainsi que le droit « d’accéder à un service gratuit de placement » (II-89). La Constitution ne prononce jamais le mot chômage. A une seule reprise, elle indique que l’Union « tend au plein emploi » (I-3). Par la suite, ce n’est cependant plus le plein emploi qui apparaît, mais l’objectif d’un « niveau d’emploi élevé » (III-117 et III-205). La différence est de taille. Le plein emploi signifie une réduction drastique du chômage. Le niveau d’emploi élevé signifie que l’Union se fixe comme objectif d’élever le taux d’emploi. Or celui-ci est défini, dans le cadre des Lignes Directrices pour l’Emploi, comme la proportion des 15-64 ans qui ont un emploi[3]. L’objectif n’est donc pas tant de réduire le chômage que de repousser l’âge de départ à la retraite au-delà de 60 ans (cf. infra).

Parmi les seuls objectifs inscrits dans la Constitution en matière d’emploi, figure la nécessité pour « L’Union et les Etats membres » de « promouvoir (...)  des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie » (III-203). L’article III-207 précise que la loi ou loi-cadre européenne, qui peut être prise afin notamment « de développer les échanges d’informations et de meilleurs pratiques », « ne comporte pas d’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres ».

De façon plus opérationnelle, la Constitution indique que doivent être « compatibles avec les grandes orientations des politiques économiques [GOPE] », à la fois les « politiques de l’Emploi » des Etats membres (III-204) et les « lignes directrices » adoptées par l’Union auxquelles les Etats membres doivent se référer dans la définition de leurs politiques de l’emploi (III-206). Or, comme on l’a indiqué, les GOPE doivent elles-mêmes se conformer au principe selon lequel l’Union et les Etats « agissent dans le respect du principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources » (III-178). La boucle est bouclée : les Lignes Directrices pour l’Emploi, qui encadrent les politiques nationales de l’emploi, sont soumises au GOPE qui doivent elles-mêmes respecter le principe supérieur de libre concurrence.

De façon plus précise encore, l’article III-206 détaille les procédures de la Stratégie européenne pour l’Emploi telle qu’elle fut lancée au Sommet de Luxembourg en 1997. Chaque année, le Conseil adopte, à la seule majorité qualifiée, les Lignes Directrices pour l’Emploi (le Parlement étant seulement consulté) dont les « Etats membres tiennent compte dans leurs politiques de l’Emploi ». Pour vérifier qu’il en soit ainsi, chaque Etat transmet, tous les ans, un rapport (intitulé Plan d’Action National) « sur les principales mesures qu’il a prises pour mettre en œuvre la politique de l’emploi, à la lumière des lignes directrices ». Le Conseil examine ces rapports et « sur recommandation de la Commission, peut adopter des recommandations qu’il adresse aux Etats membres ».

Que produit d’ores et déjà ce type d’architecture ? Officiellement, le Sommet de Lisbonne de mars 2000 a retenu trois objectifs pour la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE) : « rétablir les conditions propices au plein emploi », rechercher une « amélioration qualitative de l’emploi » et une « plus grande cohésion sociale ». Un affichage très louable, sur lequel certains n’hésitent d’ailleurs pas à s’arrêter pour suggérer que l’Europe sociale est enfin en marche. On ne peut pourtant décemment en rester là. Dès qu’on épluche l’abondante production normative prise dans le cadre de la SEE, y compris au nom de son affichage « officiel », c’est en effet le registre libéral qui se déploie le plus souvent sans nuance. Le plein emploi ? Non seulement c’est le taux d’emploi qui est en fait visé, comme on l’a indiqué, mais il est précisé qu’il ne pourra être atteint que par des « réformes structurelles » de « flexibilité du marché du travail ». Parmi les autres mesures visées, on compte aussi[4] : la promotion du « vieillissement actif », c’est-à-dire la hausse de l’âge du départ à la retraite (avec une hausse de cinq ans de l’âge effectif de départ préconisée par le Sommet de Barcelone en mars 2002) ; la nécessité de « rendre l’emploi financièrement plus attrayant grâce à des incitations », c’est-à-dire l’encouragement au workfare[5] ; la réforme des « conditions trop restrictives en matière d’emploi qui affectent la dynamique du marché du travail » et la promotion de « la diversité des modalités en termes de contrats de travail, notamment en termes de temps de travail » (2003/578/CE), c’est-à-dire la promotion des emplois précaires ou à temps partiel et la baisse des droits en cas de licenciement[6] ; etc.

L’histoire même de la Stratégie Européenne pour l’Emploi témoigne, au final, qu’on ne peut décidément en rester à des incantations en faveur de « l’Europe sociale ». Cette Stratégie a, en effet, été introduite, en novembre 1997, à la demande de Lionel Jospin, afin de faire contrepoids au Pacte de Stabilité que celui-ci venait d’avaliser, alors même qu’il l’avait fustigé pour son ultra-libéralisme, comme candidat, quelques mois plus tôt. Or, au fil des Directives pour l’emploi, des Plans d’action nationaux et autres recommandations de la Commission puis du Conseil, prises en son nom, le résultat est clair : la Stratégie Européenne pour l’Emploi s’est transformée en cheval de Troie du libéralisme, au point de nous faire regretter que l’Europe s’occupe de l’emploi.

Ce résultat n’est pas fortuit si on y réfléchit bien.

Pour les économistes non libéraux, à commencer par Keynes, la baisse du coût du travail ne garantit en aucun cas la hausse de l’emploi. Elle peut même aboutir au résultat inverse : en comprimant la consommation des ménages, la « modération salariale », peut déprimer les débouchés anticipés par les entreprises, donc leur production et, finalement, l’emploi lui-même. Le niveau global de l’emploi, dans cette optique, n’est pas une « variable de marché ». Il ne dépend pas de la confrontation d’une offre de travail (des travailleurs) et d’une demande de travail (des entreprises) autour d’un prix (le salaire réel), à la différence de ce qui peut se passer sur le marché des carottes ou des navets. Il dépend, pour reprendre les termes de Keynes, de la demande globale anticipée par les entreprises. Or, et c’est tout le problème, le libre jeu du marché ne garantit en aucun cas qu’on atteigne le plein-emploi. D’où la nécessité de politiques publiques (budgétaire, monétaire, de revenus…) de soutien à l’activité et à l’emploi. Bref, si l’on sort un instant du raisonnement libéral, les problèmes d’emploi ne se résolvent pas d’abord grâce à des « politiques de l’emploi » centrées sur le fonctionnement du seul « marché du travail » mais au moyen de politiques économiques générales[7].

Pour les économistes libéraux, à l’inverse, les politiques keynésiennes de relance sont non seulement inefficaces, mais même contre-productives (elles augmentent la sphère de l’intervention publique alors que le marché est supposé être plus efficace). Pour ces économistes, l’insuffisance d’emploi est liée à un coût du travail rendu excessif par l’existence de « structures » sur le marché du travail (droit du travail, protection sociale qui augmente les « charges » sociales, salaire minimum, allocation chômage, etc.). En conséquence, le seul moyen pour augmenter l’emploi est, selon eux, de déployer des politiques dites « structurelles », entendues comme des politiques de suppression ou, du moins, de flexibilisation des « structures » jugées intempestives. Les politiques structurelles de l’emploi, visant à baisser le coût du travail, sont donc centrales ici. Et c’est précisément le programme que retient la Stratégie Européenne pour l’Emploi. Un programme qui s’articule avec une approche évidemment très minimaliste des droits sociaux.

 

Des droits sociaux au rabais

La seconde partie de la Constitution est certes constituée de la Charte des droits fondamentaux. Mais, outre que ces droits sont extrêmement restreints et pour certains équivoques, la Constitution en réduit drastiquement la portée. L’article II-111 précise ainsi que « la présente Charte (…) ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution », tandis que l’article II-112 admet la possibilité de « limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte ». Par ailleurs, la déclaration n° 12, qui explicite le contenu de la Charte, précise que « selon une jurisprudence bien établie, des restrictions peuvent être apportées à l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans le cadre d’une organisation commune de marché ». Reste le contenu même de cette Charte et des articles, en particulier les articles III-209 à III-219, qui sont consacrés à la politique sociale dans le reste de la Constitution.

Parmi les droits sociaux reconnus, on compte notamment l’égalité homme/femme, le droit d’association (y compris syndical), l’interdiction du travail des enfants et le droit à des « conditions de travail justes et équitables » (II-91). L’article III-209 indique simultanément que « l’Union et les Etats membres » sont « conscients [sic] des droits sociaux fondamentaux » que sont notamment « l’amélioration des conditions de travail, permettant leur égalisation dans le progrès », le « dialogue social » et la « lutte contre l’exclusion ».

D’autres droits sont mentionnés de façon pour le moins équivoque. Ainsi le droit de grève est reconnu, mais il est étendu aux employeurs (II-88), avec une référence explicite au « droit de lock-out » patronal (III-210). La Charte fait référence au « droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés » (II-91), mais aucun seuil minimal n’est fixé. Pire, dans son interprétation, la déclaration n°12 fait référence à la directive de 1993 (93/104/CE), complétée en 2003 (2003/88/CE). Or, l’une des dispositions de cette directive (art. 22 sur l’opting out ou opt out) sert justement de point d’appui à la Commission pour faire passer la durée maximale de travail hebdomadaire de 48 à… 65 heures[8] !

En matière de sécurité sociale, l’article II-94 de la Charte indique : « l’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accident du travail, la dépendance et la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ». Pour ceux qui n’auraient pas compris le sens de la formulation, la Déclaration n° 12 l’explicite : « la référence à des services sociaux vise les cas dans lesquels de tels services ont été instaurés pour assurer certaines prestations, mais n’implique aucunement que de tels services doivent être créés quand il n’en existe pas ».

L’article III-117 fait référence au fait que l’Union, dans la conduite de sa politique « prend en compte les exigences liées à (…) la garantie d’une protection sociale adéquate ». Mais il n’est pas précisé à quoi la protection sociale doit être « adéquate ». Le texte aurait pu parler de protection sociale « élevée ». Mais il ne le fait pas. On sait cependant que les comptes sociaux font partie des comptes publics qui doivent, est-il abondamment précisé par ailleurs, être dûment maîtrisés…

L’article III-210 précise enfin que l’Union « complète l’action des Etats membres » dans, entre autres, les deux domaines suivants : 1/ « la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs » ; 2/ la « modernisation des systèmes de protection sociale ». Mais le Conseil statue à l’unanimité sur le premier, y compris pour « établir des prescriptions minimales »[9], tandis que la majorité qualifiée est suffisante pour le second. A la seule majorité qualifiée, le Conseil peut donc « compléter » l’action des Etats dans la « modernisation » de leur système de protection sociale. Il est certes indiqué que cela doit se faire dans le respect du premier domaine. On peut néanmoins craindre le pire, tant la modernisation libérale sait se parer de la vertu de défendre ce qu’elle détruit[10].

Certains droits sociaux sont carrément absents de la Constitution. Si celle-ci indique que « nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte » (art II-77), elle ne prévoit, en revanche, aucune « juste indemnité » en cas de perte… d’emploi[11]. Le droit à un salaire minimum[12], pas plus que celui à un revenu minimum[13], n’est par ailleurs mentionné.

De façon plus générale, il est aisé de démontrer que la Constitution, non seulement réduit les droits sociaux au strict minimum, mais borne étroitement l’application de ce socle minimaliste. La déclaration n° 12, on l’a dit, réduit considérablement la portée normative de la Charte. Mais ce n’est pas tout. La section consacrée à l’harmonisation est sans équivoque : l’harmonisation vaut pour le marché intérieur mais pas pour les « droits et intérêts des travailleurs » (III-172)[14]. Et l’article III-209 ajoute que l’Union et les Etats membres, en matière de droit social, « agissent en tenant compte » non seulement « de la diversité des pratiques nationales », point sur lequel on revient ensuite, mais aussi « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’Union ».

Cerise sur le gâteau enfin, pour ceux qui ne seraient pas convaincus que la Constitution grave la réponse libérale à la question sociale : la réalisation des droits sociaux, indique-t-elle, « résultera » non seulement des politiques sociales de l’Union, mais aussi « du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux » (art. III. 219). On n’ose demander si l’harmonisation sociale, dont il est question, l’est « par le haut » ou « par le bas ». Le marché intérieur repose sur la libre circulation des marchandises, des personnes (y compris morales), des services et des capitaux. On ne saurait, répétons-le, faire grief aux partisans du libéralisme économique de penser que la libre concurrence conduit spontanément au progrès social, que l’intérêt général est réductible au jeu des intérêts individuels. Mais faut-il interdire aux citoyens la possibilité d’autres choix ? N’est-ce pas le libéralisme politique, lui-même, que les thuriféraires du libéralisme économique remettent, ce faisant, dangereusement en cause ?

 

L’Europe sociale : comment sortir de l’Arlésienne ?

L’Europe sociale est devenue, en l’espace de deux décennies, une véritable Arlésienne. N’est-ce pas au nom de son avenir radieux que d’aucuns ont plaidé en faveur de l’Acte unique en 1986, puis du Traité de Maastricht en 1992, puis du Traité d’Amsterdam en 1997 ? « Accepter ces Traités libéraux : c’est une condition douloureuse mais indispensable pour que l’Europe sociale se construise demain ». Sans craindre le ressassement du paradoxe, le même refrain est entonné au sujet de la Constitution.

Comment donc ne pas en rester à des formules incantatoires en faveur de l’Europe sociale ?

Faut-il, par exemple, comme de très nombreux opposants à la construction libérale de l’Europe le préconisent, transférer à l’échelon européen la définition des droits sociaux, en étendant le principe du vote à la majorité qualifiée sur l’ensemble des questions sociales (sécurité sociale, totalité du droit du travail, etc.) ?

Comment s’y retrouver sur ce registre quand on sait que la Grande-Bretagne refuse cette extension, au nom d’arguments libéraux (les libéraux craignent que les règles européennes ne contraignent à faire « un peu plus » de social), et que des syndicalistes – scandinaves notamment – la refusent pour des raisons exactement opposées (ils redoutent que ces ne servent à démanteler l’Etat social) ?

Pour y voir clair ici, on suggérera qu’il faut partir d’un constat lucide : à moins de niveler par le bas les droits sociaux, les inégalités entre pays européens n’autorisent pas une définition uniformisée du socle même des droits sociaux[15]. Si on excepte des terrains peu défrichés historiquement à l’échelon national – la lutte contre les discriminations par exemple[16] –, il est clair que le droit social européen n’apportera aucun progrès, en termes de droits effectifs, et ce avant longtemps, pour les salariés allemands, scandinaves ou français. Et cela, même avec un Conseil, un Parlement et une commission très progressistes ! Un salaire minimum européen, par exemple, s’il existait, serait sensiblement, et même très sensiblement, inférieur à ceux qui existent dans les pays les plus avancés.

Pour les pays les plus avancés en matière sociale, le transfert de la définition même du socle des droits sociaux à l’échelon européen serait donc lourd d’une considérable régression sociale. On parle bien ici de socle des droits sociaux. En France – et cela vaut pour l'Allemagne ou les pays scandinaves (avec de fortes variantes nationales dans la définition de l'architecture des droits) – ce socle est donné par le Code du Travail et celui de la Sécurité sociale. Ceux-ci définissent des règles minimales qui, et c’est ce qui importe, ne sont pas conçues de façon minimaliste. Leur norme n’est pas le « minimum vital », mais un certain bien-être social. Le Smic, par exemple, a été construit comme un salaire assurant une progression régulière du pouvoir d’achat. La retraite – le même principe vaut pour les congés maladie et maternité, les prestations d’« assurance chômage », etc. – est censée garantir le maintien d’un certain niveau de vie, et non un « minimum vieillesse ». Ces règles de bien-être social définissent bien un socle minimal mais non minimaliste à respecter. En matière de droit du travail, par exemple, cela signifie que les règles d’un niveau « inférieur » (accord interprofessionnel, de branche, d'entreprise, d’établissement, etc.) ne valent juridiquement que si elles apportent, à chaque fois, un « plus » pour les salariés, par rapport à l’échelon supérieur. C’est le « principe d’ordre social » articulé au « principe de faveur » : l’accord de branche ne vaut que s’il est plus favorable au salarié par rapport à la loi, l’accord d’entreprise que s’il apporte un plus par rapport à l’accord de branche, et ainsi de suite.

Si le « socle » des droits sociaux était défini à l'échelle européenne, cela impliquerait que les directives européennes se substitueraient aux Codes du travail et de la protection sociale. Il suffit de réfléchir deux secondes à la question pour saisir l'ampleur de la régression qui s'ensuivrait.

Le Medef ne s'y est d’ailleurs pas trompé. Dans le cadre de la refondation sociale, il a proposé de remplacer le principe d' « ordre social » par un principe de « répartition par domaine ». Selon celui-ci, les domaines couverts par une directive européenne devraient échapper au champ de la loi et relever – pour leur transcription nationale – de la seule négociation collective, si possible décentralisée. Vive l’Europe et la décentralisation donc. Pour avoir un aperçu de ce que donnerait ce type de « répartition par domaine », il suffit de se souvenir que le temps de travail est « couvert » par une directive (cf. supra). On imagine ainsi aisément le destin des 35 heures (mais aussi de certains congés payés).

Ne pas prêter à l’Europe plus qu’elle ne peut donner : voilà sans doute une pièce maîtresse de la boussole qu’il convient d’avoir pour ne pas en rester à des formules incantatoires en faveur de l’Europe sociale. Si on se refuse à retenir une définition minimaliste, misérabiliste, des droits sociaux, dont les libéraux, charité oblige, s’accommodent au demeurant fort bien, force est donc de soutenir que le socle des droits sociaux doit rester défini au niveau national, en France comme ailleurs[17].

Est-ce à dire que l’Europe n’a aucun rôle à jouer en matière sociale ? Sans lâcher la proie du droit social national pour l’ombre du social européen, on peut néanmoins soutenir qu’elle a un rôle majeur à jouer. Ce rôle ne peut certes excéder, pour l’essentiel, deux objectifs. Mais ils sont fondamentaux : éviter les pratiques de dumping social et assurer une convergence « par le haut » des pays les moins développés en matière sociale. Deux objectifs fortement imbriqués et dont la mise en œuvre est évidemment essentielle pour que l’élargissement ne se traduise pas par une fuite en avant concurrentielle dans la stricte compétitivité-prix, le « moins disant » salarial, le démantèlement des services publics et de la protection sociale au nom de la concurrence.

Comment réaliser ces deux objectifs, sans pour autant transformer l’Europe en cheval de Troie contre le droit social ?

Suggérons, pour ce faire, deux conditions, étroitement liées, qui sont essentielles et devraient former les deux principes généraux du droit social européen. En premier lieu, il conviendrait d’afficher clairement, ce que la Constitution ne fait pas, que l’ambition de l’Europe est la « convergence sociale par le haut » des pays les moins avancés en la matière. En second lieu, il faudrait retenir le « principe de non-régression sociale » comme règle systématique d’organisation du droit social européen. Selon ce principe, une norme européenne ne s’appliquerait à un pays membre que si elle apporte un « plus » en termes de garantie sociale.

A ces conditions, mais uniquement à ces conditions, on peut envisager la suppression des clauses, telles que celles de la Charte, qui indiquent que les « droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres (...) doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions » (art. II-112-4) ou bien encore « que les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte comme précisé dans la présente Charte » (art. II-112-6). Entendons-nous bien. La référence à des formules de ce type, on l’a dit, abondent dans la Constitution dès que sont évoqués les droits sociaux. La plupart du temps, et les libéraux y trouvent naturellement leur compte, elles visent à restreindre le champ d’application de ces droits. Il serait cependant malhonnête de nier que ces formules, dans certains cas, peuvent servir de verrou contre l’harmonisation par le bas qui menace, un peu à la façon dont peut jouer « l’exception culturelle ». L’article III-210 indique, par exemple, que les lois ou loi cadres européennes « ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux Etats membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale ». Les libéraux peuvent évidemment se référer à cet article pour empêcher toute harmonisation par le haut[18]. Mais on peut aussi y voir un verrou possible pour préserver la sécurité sociale, là où elle est développée, contre l’harmonisation par le bas qui menace. Avec l’inscription systématique des deux principes de « convergence sociale par le haut » et de « non-régression », des formules de ce type ne seraient a priori plus nécessaires à cette dernière fin. Dans la mesure où elles ne joueraient plus qu’en faveur des libéraux, on pourrait donc supprimer ce « verrou ».

A ces conditions, mais uniquement à ces conditions, la généralisation du vote à la majorité qualifiée peut contribuer à ce que l’Europe sociale ne soit plus une Arlésienne, ou, pire encore, le cheval de Troie du libéralisme qu’elle est fort prosaïquement devenue (il suffit de se pencher sur le contenu des recommandations du Conseil en matière de politique de l’emploi ou de retraite pour le comprendre).

Mais, soulignons-le : à défaut de ces conditions, la suppression de toute référence aux législations et pratiques nationales ainsi que l’extension du vote à la majorité qualifiée ne peuvent que conforter la déconstruction des droits sociaux déjà entreprise au nom de cette noble idée qu’est l’Europe.



[1] Je remercie A. Lecourieux pour ses précieuses remarques et pour son encouragement stimulant à me pencher sur le contenu précis de la Constitution.

[2] Sans même compter les annexes, protocoles et déclarations (460 p.), la Constitution européenne compte quinze fois plus de mots que la Constitution française.

[3] Le taux d’emploi des 15-64 ans était de 61 % en 2000. Le Conseil européen de Lisbonne (mars 2000) fixait comme objectif de le porter à 70 % dès 2010.

[4] Cf. notamment la décision du Conseil sur les lignes directrices de l’emploi du 22 juillet 2003 (2003/578/CE). Voir aussi le rapport de la Task-force pour l’emploi présidée par M. Kok de novembre 2003 (L’emploi, l’emploi, l’emploi. Créer plus d’emplois en Europe, 87 p.).

[5] Selon cette analyse, les allocations chômage étant supposées créer des « pièges à chômage », il faut, par exemple, conditionner leur versement au fait d’accepter des petits boulots à temps partiel.

[6] Est ainsi largement vidé de sa substance l’article (à la formulation il est vrai floue) de la Charte qui indique : « tout travailleur a droit à une protection contre tout licenciement injustifié conformément au droit de l’Union et aux législations et pratiques nationales » (II-90).

[7] Des politiques de l’emploi progressistes peuvent néanmoins être engagées : hausse des minima sociaux, des allocations chômage et du salaire minimum, réduction du temps de travail, etc.

[8] La directive de 2003 limite le temps de travail hebdomadaire à 48 heures (calculées sur quatre semaines). Son article 22 prévoit cependant une dérogation. La Commission propose actuellement (2004/0209 COD) de généraliser cette dérogation avec la seule réserve d’un accord écrit du travailleur et qu’une convention collective ne s’y oppose pas (art. 22). Elle introduit, de plus, la notion de « période inactive du temps de garde » qui n’est pas considérée comme du temps de travail, en la définissant comme une « période pendant laquelle le travailleur est en garde, mais n’est pas appelé par son employeur pour exercer son activité ou ses fonctions » (art. 2 bis). L’exposé des motifs souligne qu’il convient, entre autres, de « donner aux entreprises et aux Etats membres une plus grande flexibilité dans la gestion du temps de travail ».

[9] Pour la sécurité sociale et la protection sociale, c’est uniquement à l’unanimité qu’une « loi-cadre européenne peut établir des prescriptions minimales applicables progressivement, compte tenu des conditions et des réglementations techniques existant dans chacun des Etats membres ». Comme si l’unanimité ne suffisait pas, la seule loi envisagée ici est une « loi-cadre », moins contraignante (elle lie les Etats quant aux résultats à atteindre en leur laissant le « choix de la forme et des moyens », art. I-33) que la loi ordinaire (directement applicable). Enfin, il est ajouté que cette loi « évite d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement de PME » (art. III-210).

[10] Selon le bon mot de J. Ralite (cité ici de mémoire), il faut toujours un peu moins de retraite pour sauver la retraite, un peu moins de remboursement de médicaments pour sauver la Sécurité sociale, mais il n’est jamais question d’un peu moins de profits pour sauver les profits.

[11] Elle précise seulement qu’elle « reconnaît et respecte » les « prestations de sécurité sociale et des services sociaux » notamment en cas de « perte d’emploi », mais « selon les règles établies par le droit de l’Union et les législation et pratiques nationales » (art. II-94).

[12] De façon générale, il est indiqué que les dispositions en matière de politique sociale ne s’appliquent « ni aux rémunérations », ni d’ailleurs au droit d’association, au droit de grève ou de lock-out (III-210).

[13] L’Union « reconnaît et respecte », le seul droit à l’« aide sociale » (II-94).

[14] Art. III-172 : « la loi ou loi-cadre européenne établit les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres qui ont pour objet l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur », mais elle ne « s’applique pas aux dispositions fiscales, aux dispositions relatives à la libre circulation des personnes et à celles relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés » (III-172).

[15] Le revenu moyen par tête des cinq principaux pays de l’Europe élargie (République tchèque, Hongrie, Slovénie, Slovaquie et Pologne) s’élève à seulement un peu plus de 50 % de la moyenne européenne, celui des Pays baltes à moins de 40 % et celui de la Roumanie et de la Bulgarie à moins de 30 %.

[16] Et encore : n’a-t-on pas contribué à banaliser le travail de nuit au nom de l’égalité hommes/femmes ?

[17] La plupart des nouveaux pays adhérents ont déjà, sur bien des domaines, des règles sociales plus développées que celles – il est vrai particulièrement indigentes – que livrent les directives européennes.

[18] D’autant que l’article se poursuit en indiquant que lesdites lois ne doivent pas non plus « affecter l’équilibre financier des systèmes de sécurité sociale ».


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