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Notre désillusion européenne

Gilles Raveaud*, Aurélien Saïdi**, Damien Sauze***

 

    L’Europe devait nous apporter prospérité, solidarité et confiance. Elle nous a enfoncés dans le chômage de masse. Elle aggrave la concurrence de tous contre tous. Elle mine l’espoir dans le futur, et ajoute ses propres inquiétudes à un ciel déjà lourd de menaces.

On nous avait pourtant convaincus, lors de la ratification du traité de Maastricht, d’apporter notre soutien à cette construction européenne. On nous avait enseigné que les Etats étaient devenus impuissants face aux marchés désormais interconnectés, et que, unis au sein de l’Europe, ils retrouveraient les moyens de leur action. On nous avait fait rêver d’une Europe sociale, d’une Europe actrice dans le monde en faveur de la paix, d’une Europe terre de civilisation et modèle pour le reste du monde.

Aujourd’hui, il ne nous semble pas exagéré de dire que l’Union européenne, dans son état actuel, loin de faire prospérer notre civilisation, contribue à la miner. Car ce qui fonde notre modèle de société, c’est la capacité collective que nous avons construite, par les luttes, par le droit, par la politique, à maîtriser notre destin collectif. Le « modèle social européen » est avant tout politique. Il affirme le droit et la volonté des hommes à ne pas être soumis aux aléas du marché. Il organise les relations des hommes entre eux par des lois, des règles, et des conventions collectives qui empêchent que la recherche de l’intérêt de l’un ne signifie la perte de l’autre. Il garantit aux perdants de la lutte économique des moyens de survie, et parfois un peu plus. Il évite les trop grandes distorsions de revenus, et limite l’accumulation des richesses aux mains de quelques uns au fil des générations. Il offre à tous des services collectifs qui doivent permettre à chacun d’être éduqué, soigné, cultivé. Il nous offre du temps libre, pour nous reposer, passer du temps avec nos proches.

Ce modèle est aujourd’hui critiqué de toutes parts et la qualité de vie, qui caractérise nos pays développés, remise en cause par la construction européenne. Car, au-delà des faux semblants, la construction européenne réellement existante ne correspond à aucun des éléments qui ont fondé la réussite des Etats européens, grâce à un subtil équilibre entre l’Etat et le marché. Car au niveau européen, seul le marché existe. Il n’existe pas d’Etat européen. Il n’existe pas non plus de syndicats européens, de droit social européen, ni même de démocratie européenne. L’Union européenne a été capable, dans un temps record, de construire un marché à l’échelle d’un continent. Ce projet, lancé en 1986 par Jacques Delors, semblait alors hors d’atteinte. Il est aujourd’hui largement réalisé. Non seulement les marchandises, les biens, les capitaux, mais également une partie des services et des entreprises circulent sans entraves légales et presque sans coût sur l’ensemble de notre continent.

 
Le marché sans la démocratie

Mais à cet espace du marché ne correspond pas un espace de maîtrise collective. Nul ne songe, et aujourd’hui nul ne peut, réguler cet espace d’échange, lui imposer des restrictions, des limites, des prélèvements obligatoires. Il est inexact cependant de penser que l’Union européenne ou la Commission ont une capacité d’action autonome. La Commission se contente de jouer le rôle que les Etats lui ont défini : ses pouvoirs sont inscrits dans les traités européens, négociés et ratifiés par les Etats, comme le sera le prochain traité constitutionnel. La Commission n’est que l’acteur qui lit son texte. Aucun Etat ne peut se voir imposer un traité avec lequel il est en désaccord puisque sa signature est nécessaire. Ce sont les Etats qui ont demandé à la Commission de développer la concurrence sur l’ensemble du continent européen. Ce sont eux qui ont mis fin aux droits de douane, aux contrôles des mouvements de capitaux, aux restrictions aux échanges.

L’histoire de la construction européenne est donc celle d’un dessaisissement volontaire des Etats au bénéfice des marchés, sans qu’existent, en compensation, des règles et des droits européens permettant de civiliser ces « grands » marchés et de les mettre au service du développement humain. Aujourd’hui, nos riches Etats européens sont des fétus de paille sur l’océan des marchés. Ils ne contrôlent plus rien, et en sont heureux. Tandis que les Etats-Unis mènent les politiques économiques qu’ils souhaitent, la France subit les décisions prises à Bruxelles ou à Francfort, et nos dirigeants en sont manifestement ravis. Les comptes de l’Etat ? Sous le regard du Pacte de Stabilité et de Croissance. Le taux de change de l’euro ? Aux mains de la Banque Centrale Européenne. La politique industrielle – ou le fonctionnement des services publics ? Soumise aux décisions de la Commission.

Pourquoi donc les dirigeants français ont-ils accepté de se lier les mains à se point ? Il semble que la construction européenne a été un instrument utilisé par les élites afin de parvenir à des réformes difficiles à accomplir au niveau national. Autrement dit, l’Union européenne aurait été le moyen d’une « revanche des élites » sur les citoyens ordinaires. Chacun sait en effet la difficulté qu’il y a, au niveau national à faire passer des réformes dont nous ne voulons pas. Au contraire, les oppositions aux projets européens sont plus difficiles à organiser. Certes, ces oppositions se développent, comme l’ont montré les protestations émises récemment à l’encontre de certains projets (directive Bolkestein, brevetabilité des logiciels). Mais, en dehors de l’agriculture, secteur qui dépend directement (et historiquement) de l’UE, les manifestations contre les décisions prises à Bruxelles, même si elles sont en nombre croissant, demeurent relativement rares.

Or des décisions majeures ont été prises au niveau européen. Ainsi de la suppression de certains services publics. En France, ces services publics ne sont pas simplement menacés par la construction européenne. Nombre d’entre eux ont d’ores et déjà été supprimés du fait des décisions prises à l’échelle communautaire. En effet, le « libre choix du fournisseur » a été décidé pour le gaz, l’électricité, le rail, la poste, etc. Dans l’état actuel des choses, ces décisions sont irréversibles. Imaginerait-on un instant un premier ministre français annonçant au journal de 20h : « Je viens de passer un décret mettant fin aux services publics de l’énergie, des transports, du courrier ? » Non, bien sûr. Et pourtant, c’est exactement ce qui s’est passé très récemment, et sous nos yeux, lors des dernières rencontres de chefs d’Etats et de gouvernement européens.

L’Europe constitue donc un fantastique levier pour tous ceux qui souhaitent « réformer » nos sociétés. Elle permet de prendre des décisions impossibles à adopter dans un pays comme la France. La force des Etats tient dans la subtilité des mécanismes communautaires : si ce sont bien eux qui donnent l’ordre d’agir, c’est la Commission qui rédige les directives qui sont ensuite adoptées par les Etats lors des réunions des conseils des ministres européens. Nos Etats marionnettistes sont donc dans une situation très confortable : soit la directive est transposée sans heurt dans le droit national, et ils ont atteint leur but. Soit des citoyens s’aperçoivent de ce qui se trame, protestent, et la directive est retirée. C’est alors vers la Commission que les regards se tournent. Dans tous les cas, l’Etat évite d’être mis en cause.

 

L’abandon des politiques macroéconomiques

Certaines élites gouvernementales ont donc pu se saisir de la construction européenne comme d’un moyen de nous faire avaler de bien amères pilules. Mais d’autres, ou les mêmes, ont également vu dans la construction communautaire une réelle solution aux difficultés connues par la France au début des années 1980. Rappelons-nous en effet cette période qui semble déjà si lointaine : en mai 1981, pour la première fois depuis 1945, un gouvernement de gauche arrive au pouvoir en France. Conformément à ses engagements de programme, il mène une politique de relance de l’activité afin de lutter contre le chômage. Cette politique a une certaine efficacité, puisqu’elle permet alors à la France d’échapper à la récession qui touche alors les autres pays européens. Mais elle est également très coûteuse : en stimulant l’activité, les dépenses publiques ont poussé les prix à la hausse et favorisé les achats à l’étranger. La France connaît alors, en plus des déficits publics, deux déséquilibres majeurs : l’inflation et le déficit commercial. Ces deux déséquilibres ont pour conséquence de saper la confiance dans la valeur de la monnaie nationale, le franc.

Or la valeur du franc n’est alors pas libre. Elle est fixée légalement, en fonction des autres monnaies européennes, au sein du Système Monétaire Européen, depuis 1979. Mais ce prix légal ne pourra être maintenu par le gouvernement français. Celui-ci sera condamné à dévaluer, c’est-à-dire à diminuer la valeur légale de sa monnaie afin de la porter au niveau demandé par le marché. Les difficultés économiques de la France étant persistantes, plusieurs dévaluations ont lieu en 1981 et 1982. En 1983, une décision est prise par le chef de l’Etat, François Mitterrand : il n’y aura plus de dévaluation. La valeur du franc sera désormais défendue, afin de préserver la stabilité du Système Monétaire Européen. Pour atteindre cet objectif, il y a un ennemi principal à vaincre : la hausse des prix. De 1983 à aujourd’hui, la politique économique française aura eu cet objectif principal : briser l’inflation.

Cette politique aura été remarquablement efficace. Dès 1986, la hausse des prix est ramenée à 2,7 %, contre 13 % en 1981. Mais cette diminution de l’inflation s’accompagnera d’une hausse permanente du chômage. En effet, pour vaincre l’inflation, il a fallu restreindre très fortement les coûts de production des entreprises, à commencer par les salaires. Leur pouvoir d’achat augmentant peu, les ménages ont peu consommé, limitant ainsi les débouchés des entreprises, qui n’ont pas eu de raisons d’embaucher. La stabilité des prix a ainsi été obtenue au détriment de l’emploi. La lutte contre l’inflation a empêché la lutte contre le chômage.

Il y a pire : non seulement les dirigeants n’ont pas, en France, cherché par tous les moyens à diminuer le chômage, mais ils se sont au contraire servis du chômage comme moyen de lutter contre l’inflation. En effet, en situation de fort chômage, les salariés s’abstiennent de demander des hausses de salaires. Le chômage persistant s’accompagne donc d’une « modération » des revendications salariales. Ces faibles salaires étaient parés de toutes les vertus par le consensus de l’époque : ils devaient non seulement éviter les hausses de prix, mais également permettre aux entreprises d’accumuler des profits leur permettant d’investir. L’accumulation des profits a bien eu lieu. Mais la consommation des ménages restant faible, les entreprises n’ont pas éprouvé le besoin d’investir – si ce n’est sur les marchés financiers, alimentant ainsi la spéculation.

Même si nous nous sommes habitués à cette situation, il nous faudrait retrouver l’étonnement que devrait provoquer chez nous cette situation : comment est-il possible que, bon an mal an, nous ayons collectivement accepté ces politiques économiques, menées avec une remarquable continuité par les gouvernements français successifs depuis 1983 ? Selon nous, la construction européenne fournit une part importante de la réponse. Si ces politiques, désastreuses pour des millions de familles en France et en Europe, ont pu perdurer sans être réellement mises en cause, c’est parce qu’elles ont été menées au nom d’un bien supérieur : la mise en place de la monnaie unique. C’est au nom de l’ecu, re-baptisé euro en 1995, que ces politiques anti-emploi ont été poursuivies avec tant d’ardeur par les différents gouvernements. Et c’est, en partie, parce que le sentiment pro-européen est largement majoritaire dans la population que ces politiques ont pu être supportées durant une aussi longue période.

Certes, chaque gouvernement pris individuellement aura pâti de cette politique, en étant battu aux élections. Mais le navire est malgré tout arrivé au port : en 1999, l’euro a été créé, et depuis 2002 il est dans nos porte-monnaie. Mais contrairement aux prévisions, l’Europe n’a pas renoué avec le plein emploi. Tous ces efforts demandés par les élites aux plus défavorisés[1], n’auront pas seulement été injustement répartis. Ils auront été vains.

En effet, le bateau est arrivé au port, mais avec la mauvaise cargaison. Car pour mettre en œuvre la monnaie unique, il a fallu se plier aux exigences du pays qui possédait alors la monnaie la plus forte d’Europe, l’Allemagne. Celle-ci a imposé une condition invraisemblable aux Etats candidats à la monnaie unique : celle de se dessaisir non seulement de leur monnaie nationale, mais aussi de la future monnaie européenne. L’euro ne serait pas la monnaie des Européens, ni même de leurs chefs d’Etats. Il serait le joujou des hauts fonctionnaires de la Banque Centrale Européenne (BCE). Dans le traité signé à Maastricht en 1991, ces fonctionnaires se sont vus garantir bien plus que leur « indépendance » car il n’existe pas, en Europe, de gouvernement économique. De ce fait, la BCE décide seule de la politique monétaire. Elle n’est responsable devant rien ni personne.

Voilà le chef d’œuvre des gouvernements européens de ces deux dernières décennies : avoir mis leurs pays au régime sec pendant une génération pour créer une monnaie unique confiée avant même sa naissance aux bons soins d’une nourrice à qui ils se sont interdits par avance de prodiguer le moindre conseil. Cette situation peut sembler folle. Et elle l’est, en effet. Nous ne pouvons ici donner toutes les raisons qui ont conduit à ce résultat. On en citera simplement trois. Tout d’abord le contexte des premiers projets de monnaie unique, celui de la crise des années 1970, qui a discrédité durablement toute intervention de l’Etat dans l’économie. Ensuite la volonté des Etats européens de copier le succès allemand en termes de stabilité monétaire, cette volonté tournant à l’obsession en France. Enfin, les recommandations de la théorie économique dominante du moment, celle de l’économiste états-unien Milton Friedman, demandant aux Etats de se dessaisir de leur monnaie afin d’en assurer la « crédibilité » sur les marchés financiers.

Le legs de ces vingt années de politique économique à contresens ne se limite pas à la stagnation de l’emploi. Il a aussi eu pour effet de creuser les déficits publics et sociaux. En effet, en situation de faible croissance et de fort chômage, les dépenses de l’Etat et de la sécurité sociale augmentent plus vite que leurs recettes. La différence entraîne un déficit qui, au fil des ans, s’accumule en dette. Ainsi, la dette de l’Etat français, qui représentait environ 20 % du PIB en 1980, en représente aujourd’hui trois fois plus. Cette croissance de la dette nourrit diverses inquiétudes. Ces inquiétudes sont pour une bonne part injustifiées : en effet, la contrepartie de la dette, ce sont des dépenses qui contribuent au fonctionnement de l’économie. Et ceux qui possèdent cette dette, ce sont... les ménages français, qui bénéficient ainsi d’un rendement garanti pour leur épargne, au travers par exemple des contrats d’assurance-vie[2].

Mais le consensus veut que la dette soit une chose horrible. Afin de limiter sa hausse, les Etats ont décidé de mettre en place une procédure de surveillance collective, le Pacte de Stabilité. D’origine allemande là encore, ce Pacte a été baptisé « Pacte de Stabilité et de Croissance » suite aux réticences exprimées par le Premier ministre Lionel Jospin lors de son adoption, en 1997. Mais le changement de nom ne s’est pas accompagné d’une modification de son contenu : le Pacte est un instrument anti-déficit. Il se donne pour objectifs de limiter le déficit annuel des Etats à 3 % du PIB et leur dette à 60 %. Ces chiffres sont arbitraires, ne correspondant à aucune logique économique précise. De plus, ces plafonds sont aujourd’hui franchis par la plupart des Etats européens, notamment par ceux qui les ont imposés. Le Pacte ne fonctionne donc pas comme instrument de surveillance des politiques budgétaires nationales. Il ne permet pas la coordination des politiques budgétaires, toujours demandée mais jamais mise en œuvre, chaque Etat étant bien trop jaloux de ses prérogatives pour accepter de prendre en compte les politiques menées par ses voisins lorsqu’il définit la sienne. A-t-on jamais entendu un ministre des finances français faire référence aux choix budgétaires de la Belgique, de l’Italie, de l’Espagne ou de l’Allemagne lors de la présentation au Parlement de sa loi de finances ?

La gouvernance macro-économique de l’Union européenne est donc un échec total : bâtie sur la faible croissance et le chômage des années 1980 et 1990, elle ne permet pas d’atteindre l’objectif pourtant apparemment si furieusement désiré par nos gouvernants, celui du plein-emploi. La BCE fait ce qu’elle veut, ou ce qu’elle peut, la valeur de la monnaie unique ayant très largement fluctué par rapport au dollar depuis sa création sans qu’elle ne sourcille. Le Pacte de Stabilité ne sert qu’à justifier des diminutions de dépenses publiques et ne permet aucune politique budgétaire commune.

Pourtant, nos dirigeants ne cessent de se réjouir des succès européens, et ils nous proposent aujourd’hui de continuer dans la même direction. L’explication de cet apparent paradoxe tient au fait qu’il existe bien une politique économique, et même sociale, de l’Union européenne. Et que cette politique est même, selon ses critères, efficace. Mais cette politique n’est pas celle que l’on croit généralement.

 
Stabilité des prix et concurrence comme seul horizon

Car le but de la BCE et du Pacte de Stabilité n’est pas de produire de la croissance et de l’emploi, mais de la stabilité – et du profit. Les architectes de la construction européenne de ces dernières décennies ne veulent pas d’un monde qui bouge, mais d’un monde « stable », c’est-à-dire dans lequel les entreprises puissent tranquillement calculer leurs taux de marge. Le rôle de la politique économique européenne n’est pas de créer les conditions du plein-emploi, mais du calcul économique : dans ce monde idéal, les prix sont parfaitement stables, le budget de l’Etat est équilibré, et les comptes extérieurs sont excédentaires. Dans ce monde, il peut bien entendu y avoir des créations d’emploi, mais elles ne résulteront pas de l’action publique. Cela peut paraître évident, tant semble désuète l’idée d’une intervention publique pour créer de l’emploi. Le seul hic de cette idée reçue, c’est que le responsable majeur de la croissance économique tant vantée des Etats-Unis, c’est... l’Etat. Aux Etats-Unis, c’est la « magicien » Alan Greenspan, le directeur de la Banque centrale des Etats-Unis, la Federal Reserve, qui manie les taux d’intérêt dans un sens favorable à la croissance. Ce sont les autorités monétaires qui guident le taux de change du dollar au niveau qui leur convient (à la hausse sous Clinton, à la baisse aujourd’hui). C’est l’Etat qui organise ses excédents (sous Clinton) ou ses déficits (aujourd’hui), selon les priorités politiques du moment.

En Europe, rien de tout cela. Ni politique monétaire, ni politique budgétaire, ni politique de change. D’où peuvent alors venir les créations d’emploi ? De la concurrence. C’est de la concurrence sur tous les marchés que doit venir notre salut, nommé « compétitivité ». Concurrence sur le marché des biens, avec l’ouverture des frontières. Concurrence sur le marché des capitaux, qui circulent sans coût pour, théoriquement, permettre aux entreprises d’emprunter au coût le plus bas. Concurrence enfin sur le marché du travail, où toutes les entraves à la concurrence, à commencer par le droit du travail, doivent être levées.

Certes, on remarquera à juste titre que les résultats des économies européennes n’ont jamais été aussi mauvais que depuis les années 1990, c’est-à-dire précisément la période de mise en place du marché unique. Par une curieuse coïncidence, 1993, l’année de l’inauguration du marché européen sans frontières a été celle de la plus forte récession de l’après-guerre en Europe. On est alors loin des prédictions du rapport de la Commission européenne annonçant un supplément de croissance de 4,5 % cumulés grâce au marché unique... Et on sait que la situation ne s’est en rien arrangée avec l’euro.

Face à cet échec, la réaction des tenants du marché est immédiate : si nous n’avons pas récolté les bienfaits de la concurrence, c’est parce que celle-ci est encore par trop imparfaite. Qui ne voit les scandaleuses restrictions à la concurrence qui nous empêchent de choisir notre marque d’électricité, de poste, d’école ou d’hôpital ? Comment justifier ces intolérables restrictions à l’exercice de notre liberté de choix, à l’aube du XXIe siècle ? Vite, il faut li-bé-ra-li-ser toutes ces activités enserrées dans d’insupportables carcans.

La politique de l’UE est celle là : celle de la mise en concurrence permanente de tous contre tous. Elle implique de marchandiser les éléments de notre vie qui avaient l’heur d’être jusqu’à présent soustraits à l’emprise du marché et à l’empire du consommateur. Car, pour l’UE, la logique de concurrence est loin de se limiter à un principe d’efficacité économique. Elle est un principe politique, un juste mode d’organisation des rapports des humains entre eux.

La concurrence est juste d’abord parce qu’elle évite la prise de pouvoir d’un individu sur un autre. Lorsque je suis obligé de me procurer les services dont j’ai besoin auprès de La Poste ou d’EDF, ces organisations exercent un pouvoir sur moi : elles m’imposent leurs prix, leurs horaires, leurs délais, etc. Au contraire, quand je peux choisir mon fournisseur d’accès à Internet, c’est moi qui choisis, et qui peux, dans une certaine mesure, imposer mes choix à l’entreprise. La concurrence est juste également car elle met fin aux rentes de situation, aux positions acquises. Si, selon l’idéologie dominante, les fonctionnaires sont tous des feignants, c’est précisément parce que ces travailleurs ne peuvent être mis en concurrence, en raison de leur statut. Le statut, la garantie collective, voilà donc l’ennemi. Voilà ce qui empêche non seulement l’économie d’être efficace, mais aussi la société d’être une société ouverte, une société sans privilège. On mesure le caractère proprement révolutionnaire du projet de la société de marché porté par l’UE.

Ce point nous semble essentiel : si le projet de traité constitutionnel indique à son article 3 que l’UE « offre » à ses « citoyens » un « marché unique où la concurrence est libre et non faussée », c’est en raison de cette croyance fondamentale selon laquelle une concurrence parfaite est une situation juste. Bien entendu, cette situation n’existe à peu près nulle part dans la réalité : ainsi, les professions dites libérales sont les premières à se barricader derrière des mécanismes limitant la concurrence, comme le numerus clausus chez les médecins. Mais le domaine « idéel » de la construction européenne n’est pas celui de la réalité. C’est celui d’un espace dans lequel des cerveaux délibèrent, sans jamais être confrontés à une contrainte de réalité. L’espace communautaire tel que les générations précédentes nous l’ont légué n’est pas seulement un espace auquel les clameurs de la rue ne parviennent pas. C’est également un espace dans lequel la raison pense pouvoir s’exercer dans toute sa plénitude, sans aucun obstacle d’aucune sorte, y compris matériel.

L’idéologie de la construction communautaire est celle d’un espace fluide. La « libre circulation » des marchandises n’est pas seulement une circulation sans entraves réglementaires ou fiscales. C’est également une circulation sans obstacle financier ou physique, une circulation gratuite ou presque, toujours plus facile, plus rapide... Nulle surprise alors que l’utopie actuelle de l’UE soit celle de la « société de la connaissance », cette société immatérielle dans laquelle plus personne ne produit des biens, mais seulement des idées.

Cette utopie, inaugurée en 2000 au conseil européen de Lisbonne, porte le nom de stratégie de Lisbonne. Elle ne fait pas la une des journaux. Pourtant, elle concerne notre quotidien, car elle couvre l’ensemble des questions économiques, sociales et environnementales. Au cœur de cette stratégie figure une expression, celle de « réformes structurelles », qui est la version européenne de l’ajustement structurel cher au FMI. Les réformes structurelles, ce sont celles qui visent à créer partout et toujours de la concurrence. Comme l’a rappelé le Conseil européen de Bruxelles de mars 2004, les réformes structurelles sont « nécessaires et bénéfiques ». Nécessaires « en raison de la mondialisation croissante de l'économie ». Et bénéfiques car « elles contribuent pour beaucoup à la croissance et à l'emploi en ayant une influence positive sur la confiance et en favorisant une meilleure affectation des ressources. » On notera l’ironie : si ces réformes sont de toutes façons nécessaires, inéluctables, pourquoi prendre la peine de préciser qu’elles sont en plus bénéfiques ? Précisément parce que les dirigeants européens ne se plient pas de mauvaise grâce à ces réformes. Ils les souhaitent ardemment, et les mettent en place dès qu’ils le peuvent, ainsi que le montre l’exemple de l’Agenda 2010 mis en œuvre par le chancelier social-démocrate allemand Gerhard Schröder, et qui se donne explicitement pour but de « réformer » l’Etat social allemand – c’est-à-dire de le casser.

 
L’Union Européenne, vecteur du démantèlement de l’Etat social

Il existe donc bien une pensée économique et sociale à l’échelon européen. Ou, pour le dire autrement, l’Europe sociale existe, mais ce n’est pas celle que l’on croit. En effet, afin de déployer l’action communautaire dans les domaines de l’emploi et de la protection sociale, diverses procédures ont été mises en place au cours des années 1990. Ces procédures étant non contraignantes, elles ont reçu le nom de « méthode ouverte de coordination ». Ces méthodes couvrent d’ores et déjà un nombre considérable de domaines : emploi et protection sociale, retraites, éducation, recherche ou bien encore immigration. Concrètement, ces procédures consistent en des réunions a huis clos entre représentants de la Commission et des fonctionnaires nationaux des ministères concernés. Elles ne sont dites « ouvertes » que parce qu’elles sont censées permettre l’expression d’autres acteurs, comme les partenaires sociaux ou les associations. Mais la réalité montre que cette ouverture est très relative.

Que disent les textes publiés par ces enceintes ? Tout d’abord qu’il faut « moderniser » nos systèmes de protection sociale et d’emploi. Les pays européens étant sclérosés dans les structures héritées de l’après-guerre dont chaque jour qui passe est censé nous démontrer l’inefficacité, il convient de les mettre à jour. Cette modernisation, qui doit être « permanente » ne résulte pas d’une logique de développement autonome : elle est la conséquence de la « nécessité » face à laquelle nous serions de nous « adapter » (Conclusions du Conseil européen de Nice, 2001). Pour les élites européennes, en effet, trois « chocs » menacent le « modèle social européen » : la mondialisation, le changement technique, et le vieillissement de la population. Pour la Commission, ces chocs sont traités sur le même plan qu’un tsunami ou un nuage de sauterelles : il nous tombent dessus sans prévenir, telles des forces naturelles, forces « aveugles et fatales » selon les termes de l’économiste du XIXe siècle Léon Walras.

Même collectivement, même regroupés au sein de l’Union européenne, nous ne pouvons rien. Notre porte est ouverte aux vents du large, les innovations pleuvent, et nous nous sommes là, engoncés dans nos « rigidités » : les syndicats, le salaire minimum, les aides sociales, les réglementations des professions. Le rôle de l’Union européenne n’est pas de permettre aux Etats européens d’agir de façon autonome, en maîtres de leur destin. Le rôle de l’UE est « d’agir comme un catalyseur » permettant aux États membres de « s’adapter à l’évolution de l’environnement » (Communication de la Commission, Moderniser et améliorer la protection sociale, COM (97) 102, 12 mars).

Mais mais mais... la construction européenne n’était-elle pas justifiée au nom de la maîtrise retrouvée de notre destin collectif à une échelle supérieure ? A quoi sert l’Europe si, première puissance commerciale du monde, elle n’est pas en mesure de définir des règles aux échanges, c’est-à-dire de refuser d’échanger n’importe quoi n’importe comment avec n’importe qui ? A quoi sert l’Europe si elle n’est pas capable de mener une politique industrielle et scientifique autonome, alimentée par un large débat public, sur les changements technologiques que nous souhaitons voir advenir et ceux que nous refusons ? Quant au prétendu « choc » des retraites, il serait autrement plus facile à régler si le consensus actuel n’interdisait pas de faire contribuer les entreprises au financement de cette charge collective[3].

Des solutions existent, ou existeraient, si seulement nous prenions le temps de les examiner. Mais le temps de la réflexion et de l’action collective n’est pas celui de l’UE : son temps est celui de « l’urgence ». Il y a urgence à mettre en œuvre les solutions qui ont été définies sans nous. Ces solutions, tirées d’une vulgate économique que même l’OCDE commence aujourd’hui à remettre en cause, ce sont encore une fois celles du marché. Selon cette pensée, le chômage n’est pas une situation dans laquelle il y a tout simplement plus de gens qui cherchent du travail que d’emplois disponibles. Pour elle, le chômage ne peut être que volontaire : s’il y a des personnes sans emploi, c’est parce qu’elles préfèrent ne pas travailler, et vivre des allocations chômage ou du RMI ; ou alors, c’est qu’il existe des conventions collectives et des syndicats qui fixent les salaires à des niveaux qui empêchent de recruter certains travailleurs. Il convient donc de réformer ces allocations et ces institutions pour « inciter » les individus à chercher du travail ou les firmes à embaucher.

Les solutions proposées par la Commission sont alors les suivantes. Tout d’abord accroître les incitations, en « transformer l’assurance chômage en assurance employabilité », « alléger la fiscalité sur le travail », renforcer les « incitations monétaires à l’emploi » (Communication 1997). Bien entendu, une « incitation » majeure pour les personnes serait de voir leur salaire augmenté. Mais, pour les chefs d’Etats européens, cette hérésie est... une hérésie. Non, pour accroître l’emploi, ce qu’il faut, c’est développer la concurrence. Ainsi le Conseil européen de Bruxelles pouvait-il écrire en 2003 à propos de la désormais célèbre directive Bolkestein : « Dans le secteur des services, qui demeure fortement fragmenté, une concurrence accrue s'impose pour améliorer l'efficacité, accroître la production et l'emploi et servir les intérêts des consommateurs. »

Encore une fois, même si cela est difficile au lecteur, nous le supplions de croire à la sincérité de ce qui est écrit ci-dessus : oui, pour les élites européennes, « une concurrence accrue » dans le secteur des services est un moyen d’accroître l’emploi. En effet, selon le raisonnement dominant, la concurrence doit permettre de faire baisser les prix, ce qui va stimuler la demande et donc accroître l’emploi. Le fait que la concurrence puisse simplement conduire à faire travailler plus les salariés pour des salaires égaux ou inférieurs, qu’elle détruise des emplois, tout cela n’est pas pris en considération.

La concurrence fiscale et sociale comme nouveau mode d’intégration ?

Et on notera que rien dans le raisonnement qui précède ne s’oppose à la concurrence fiscale et sociale. Car loin de nous protéger de cette concurrence désastreuse pour tous, l’UE l’encourage. L’exemple le plus frappant est celui de l’Irlande. Ce pays mène une guerre fiscale – victorieuse – contre le reste des pays européens, en appliquant un taux d’imposition sur les sociétés ridicule, de l’ordre de 12 %, contre 35 % en France, 33 % en Italie ou 25 % en Allemagne. Or quelle sanction ce pays encourt-il ? Aucune. L’Irlande continue à percevoir les fonds structurels européens pour ses régions défavorisées, et elle est régulière félicitée par la Commission pour son fort taux de croissance et son faible taux de chômage. Plus encore, ce pays sert de modèle aux nouveaux pays membres, qui vont sur place s’inspirer de cette recette miraculeuse (Le Monde Economie, 27 janvier 2004). Et la France serait mal placée pour donner des leçons à ce pays, puisque dans notre pays également, l’impôt sur les sociétés a été fortement diminué ces dernières années, au nom de « l’attractivité » du territoire.

On voit dans quel contexte se présente le présent élargissement. Celui qui avait permis l’accession de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce en 1986 se déroulait dans un contexte entièrement différent : ces pays sortaient tout juste de la dictature, et les pays riches étaient prêts à les aider. Si cette accession a eu le succès que l’on sait, c’est parce qu’elle a reposé sur un accord tacite : pas de concurrence sociale de la part de ces pays alors pauvres, en échange d’aides européennes massives. Aujourd’hui, les grands pays, à commencer par la France et l’Allemagne, refusent d’accroître leur contribution au budget européen. Contrairement à ces précédents élargissements, les nouveaux entrants contribuent cette fois, dès la première année, pleinement au budget de l’Union, et risquent de bénéficier assez peu des fonds structurels compte tenu des exigences imposées par l’UE pour le versement de ces aides, du moins dans les premières années. Dans ces conditions, la logique de coopération entre riches et pauvres ne peut donc se mettre en place. Comme c’est toujours le cas, là où la coopération échoue, la concurrence prospère. Et puisque la concurrence et les réformes structurelles sont promues comme valeurs cardinales par l’UE, au nom de quoi les nouveaux entrants en seraient-ils privés ? Le ministre slovaque des finances vise juste lorsqu’il déclare que « La concurrence fiscale n'est pas injuste. Au contraire, elle est dans l'intérêt de tous les pays membres, car elle permet de lancer les réformes structurelles nécessaire » (Le Monde, 13 mai 2004).

Décidément, la logique de concurrence est bien au cœur de la construction européenne actuelle. Cette logique a déjà produit nombre de ses effets néfastes : les bureaux de poste ferment, la précarité sur le marché du travail est devenue la règle, et ce sont à présent nos systèmes sociaux dans leur ensemble qui sont attaqués en raison de la concurrence fiscale et sociale facilitée. Au projet de paix et de civilisation qui était celui des pères fondateurs succède une politique de démolition silencieuse et méthodique de tout ce qui a fait d’un pays comme la France un lieu si agréable à vivre. Pour nous, la construction européenne dans son état actuel est une destruction. Elle nous soumet toujours plus aux exigences folles de la rentabilité et de la compétitivité, et éloigne toujours plus de nous l’horizon d’une vie équilibrée, douce, humaine.

Sur le plan politique, la construction communautaire actuelle a « vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne »[4]. Avec le projet de traité constitutionnel, il nous est demandé de nous dessaisir toujours plus des quelques moyens qui nous restent d’organiser notre vie collective, sans rien percevoir en échange. Et nous savons bien que ce traité ne sera pas révisé substantiellement avant fort longtemps, le veto de l’un des 25 (ou plus) Etats suffisant à en interdire la modification.

Comme économistes, nous avons, à d’autres moments, dénoncé les dérives d’une pensée économique proprement « a-sociale », a-historique, et inhumaine. Malheureusement, le texte sur lequel nous allons nous prononcer est une caricature de cette pensée marchande. Comme citoyens et comme simples êtres humains, nous estimons de notre devoir d’alerter les Français et les Européens sur les dangers de l’adoption de la dernière pièce d’une machine qui, placidement, va rendre nos vies toujours plus « compétitives », c’est-à-dire plus calculées et plus dures, plus soumises à des « lois de l’économie » qui ne sont que l’expression d’intérêts de classes et de castes privilégiées.

Car nous n’avons pas perdu foi. Nous croyons encore qu’un « non » victorieux lors du prochain referendum permettra de rouvrir le débat sur ces questions économiques et sociales, engendrera une prise de conscience des élites que la construction européenne doit se faire autrement et au profit de tous, et enfin, mettra un terme au mouvement déjà bien entamé en Europe de casse de cet Etat social que les nombreuses luttes passées ont mis si longtemps à édifier et que quelques décisions présentes ont suffit à miner.



* Docteur en Economie (Université Paris X – Nanterre) et enseignant (Institut d’Etudes Europénnes, Université Paris VIII Saint Denis)

** Doctorant en Economie (Université Paris X – Nanterre et Institut Universitaire de Florence)

*** Doctorant en Economie (Université Paris I)

[1] Le 31 décembre 1998, le ministre belge des finances Jean-Jacques Viseur a « remercié les chômeurs de leur patience » pour avoir supporté les politiques anti-croissance qui ont mené à l’euro (Source : Jean Quatremer, Thomas Klau, Ces hommes qui ont fait l’euro, Plon, 1999, p. 335).

[2] Voir l’article de Bernard Guerrien in Petit bréviaire des idées reçues en économie, La Découverte, 2005.

[3] Voir l’article de Stéphanie Laguérodie in Petit bréviaire des idées reçues en économie, La Découverte, 2005.

[4] Jean-Paul Fitoussi, La règle et le choix, Seuil, 2002, p. 7.



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