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Rebonds

Pour Bruxelles, le modèle social européen reste une abstraction, seule l'économie est réalité.
L'économie avant le social

Par Antoine REMOND
jeudi 21 avril 2005

L'Europe est souvent critiquée pour n'être pas «sociale». En témoigne la campagne menée par les différentes listes de gauche aux élections européennes de juin 2004. Le slogan du Parti socialiste, «Et maintenant l'Europe sociale !», fut certainement le plus marquant, ne serait-ce que par la justification qu'en donnèrent les responsables socialistes: ils reconnurent que l'intégration économique, jugée indispensable, avait constitué le but essentiel de l'Union européenne et de ses institutions. Cette intégration arrivant à maturité, logiquement, la construction sociale devenait, à son tour, une nécessité. Une telle explication n'était évidemment pas sans rappeler la déclaration, devenue célèbre, de Jacques Delors en 1992 : «Votez oui à Maastricht, et on se remettra au travail tout de suite sur l'Europe sociale.» Il faut dire que le déséquilibre entre les politiques économiques et les politiques sociales est important. Celles-ci se résument, tout au plus, à des procédures, issues de la méthode ouverte de coordination, qui s'en tiennent à la fixation d'objectifs, à la comparaison des politiques nationales et, éventuellement, à des recommandations de la Commission qui, à l'inverse des procédures économiques, n'ont pas de valeur contraignante. Mais, surtout, les politiques de l'emploi mises en oeuvre par les Etats membres dans le cadre de la stratégie européenne pour l'emploi doivent l'être de manière compatible avec les grandes orientations des politiques économiques des Etats membres et de l'Union.Antoine Rémond
enseignant, doctorant en économie.

L'assujettissement de la question sociale à la logique économique fut manifeste lors du Conseil européen de Bruxelles des 22 et 23 mars 2005. Celui-ci a réaffirmé le principe d'une directive sur l'ouverture du marché des services mais a ajouté qu'elle devrait se faire «en préservant le modèle social européen». La précision n'est pas nouvelle. Lors de la deuxième discussion au Conseil «compétitivité», les 25 et 26 novembre 2004, celui-ci avait déjà souligné que «la directive ne porterait pas atteinte au modèle social européen». Cette référence doit être considérée pour ce qu'elle est: elle n'offre aucune garantie sociale étant donné que, d'une part, il n'existe pas de modèle social commun clairement défini et que, d'autre part, le principe du pays d'origine (PPO), cause d'un possible dumping social, n'a pas été retiré par le Conseil. Et pour cause : il avait indiqué, lors de la deuxième discussion, que «le principe du pays d'origine a fait l'objet d'un examen approfondi. Les Etats membres se sont déclarés favorables à ce principe, qu'ils considèrent comme un élément essentiel de la proposition de directive.» Côté Commission européenne, tant le commissaire au Marché intérieur et aux Services, Charlie McCreevy, les 14 décembre et 8 mars derniers devant le Parlement, que le Président, José Manuel Durão Barroso, le 14 mars lors d'une conférence devant le club de patrons Lisbon Council, ont rappelé que le PPO serait maintenu. Seul le Parlement fait entendre un autre son de cloche. Evelyne Gebhardt, rapporteure désignée de la commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs, propose, dans un projet d'avis, de remplacer le PPO par le principe de reconnaissance mutuelle (Libération du 14 avril). Les députés devront alors se prononcer sur ce projet qui, s'il est adopté, sera examiné par le Conseil comme l'établit la procédure de codécision. En somme, l'épisode de cette proposition de directive reflète bien la situation : pour le Conseil et la Commission, les objectifs économiques gardent une force contraignante alors que la logique sociale reste quelque chose d'abstrait, soumis à ces objectifs.

Néanmoins, les conclusions de la présidence du Conseil européen des 22 et 23 mars, dans l'annexe II intitulée «Améliorer la mise en oeuvre du pacte de stabilité et de croissance», précisent les contours du «modèle social européen». En effet, le Conseil se déclare «attentif au fait que le respect des objectifs budgétaires du pacte de stabilité et de croissance ne devrait pas compromettre les réformes structurelles qui améliorent résolument la viabilité à long terme des finances publiques» et précise qu'il «est conscient qu'il y a lieu d'accorder une attention particulière à la réforme des pensions consistant à introduire un système à piliers multiples comportant un pilier obligatoire financé par capitalisation». Concernant les retraites, le modèle européen est donc un système à trois piliers, système «classique» puisque c'est également celui que prônent les institutions financières internationales, Banque mondiale et Fonds monétaire international. Le premier pilier repose sur les régimes de base par répartition ayant pour but d'assurer une pension minimale, le deuxième sur les régimes complémentaires liés à un emploi ou une profession et devant fonctionner obligatoirement en capitalisation, le troisième sur des dispositifs d'épargne retraite individuelle facultative.

C'est le modèle que préconise également la Commission et qu'elle tente d'imposer depuis le début des années 90 mais c'est la première fois que les chefs d'Etat s'engagent en faveur d'un tel modèle. Le développement des dispositifs en capitalisation étant généralement présenté comme la solution incontournable pour financer les retraites, il peut paraître surprenant d'insister, comme le fait le Conseil, sur le coût de ces réformes qui «entraînent une détérioration à court terme des finances publiques». Pourtant celui-ci est réel. Il est dû aux exonérations fiscales et sociales nécessaires pour rendre ces dispositifs beaucoup plus avantageux que les régimes en répartition. Et celles-ci sont généralement importantes. En France, par exemple, le coût des seules exonérations de cotisations sociales représente environ 50 % du montant des sommes versées au titre de l'épargne salariale. Etant donné que plusieurs estimations tablent sur des flux de l'ordre de 20 à 30 milliards d'euros à l'horizon 2010, cela représenterait une perte de ressources allant de 10 à 15 milliards d'euros annuels à réglementation constante. Or ces exonérations demeurent après la phase de mise en place des dispositifs. C'est pourquoi l'affirmation du Conseil selon laquelle «la viabilité à long terme des finances publiques s'en trouve clairement renforcée» n'est pas fondée.

Si les flux que l'on vient d'évoquer étaient actuellement atteints, le déficit qui en résulterait représenterait environ 1 % du PIB. Comme le Conseil estime que «les Etats membres qui mettent en oeuvre de telles réformes devraient être autorisés à s'écarter de la trajectoire d'ajustement qui doit conduire à la réalisation de l'objectif à moyen terme, ou de l'objectif à moyen terme lui-même» et précise qu'«il sera tenu compte du coût net de la réforme» (pendant cinq ans et de manière dégressive), le déficit de la France pourrait descendre jusqu'à 4 % du PIB sans que la Commission n'engage contre elle la procédure pour déficits excessifs. Rien de tel si un pays décidait, afin de ne pas augmenter les taux ou la durée de cotisation ou de diminuer le montant des pensions, de laisser le budget de l'Etat prendre à sa charge le déficit du régime général fonctionnant en répartition. Cette mesure faisait pourtant partie de la «variété de moyens mobilisables pour garantir la solidité financière» du système de retraites proposé par le Conseil d'orientation des retraites dans son rapport de 2001. Le «modèle social européen» qui se construit est-il vraiment celui que l'on souhaite ?

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