
Rebonds
Les
politiques sous tutelle
Inscrire
dans le traité constitutionnel européen les
règles économiques présente un réel danger.
Par
Dominique Plihon
économiste, président du conseil scientifique d'Attac.
Libération, mardi 19 avril 2005
Le rôle des politiques
économiques dans l'Union européenne est l'un des
aspects les plus controversés du projet de traité
constitutionnel. Près des
deux tiers des 448 articles du projet de traité constitutionnel
européen (TCE),
rassemblés pour la plupart dans la partie III, sont
consacrés à ces politiques.
Il s'agit là d'une anomalie : aucun texte constitutionnel
régissant les pays
démocratiques aujourd'hui ne définit les règles de
politique économique avec
une telle minutie. Les seules expériences historiques
récentes caractérisées
par un tel degré de codification des préceptes de
politique économique sont les
pays socialistes planifiés qui ont existé avant la chute
du mur de Berlin en
1989 ! Et l'on peut considérer que l'une des causes de
l'échec de ces économies
est précisément la rigidité de leurs règles
économiques...
S'il est un domaine où il
est dangereux de constitutionnaliser les règles,
c'est bien celui des politiques économiques. Car celles-ci sont
par leur nature
contingentes et doivent s'adapter en permanence aux transformations et
aux
besoins de nos sociétés. La partie III du projet de
traité constitutionnel, qui
traite des «politiques et du fonctionnement de l'Union», a
été élaborée par la
convention par la méthode du «copier-coller» en
reprenant, pour les
constitutionnaliser, une grande partie des dispositions des
traités antérieurs.
De ce fait, le projet de TCE apparaît aujourd'hui totalement
dépassé et
inadapté. Ainsi, l'instrument principal de la politique
macroéconomique est la
politique monétaire, menée par la Banque centrale
européenne, dont l'objectif
prioritaire est la stabilité des prix (articles I- 30 et
III-185). Or, s'il est
vrai que l'inflation était un problème au tournant des
années 80 et 90, au
moment où fut rédigé le traité de
Maastricht, ce n'est plus un danger
aujourd'hui. Car les prix sont désormais très largement
stabilisés en Europe,
comme dans la plupart des régions du monde, du fait des gains de
productivité
et des pressions concurrentielles liées à la
mondialisation. Dans la réalité actuelle,
l'inflation est devenue un problème de second rang par rapport
au chômage et
aux inégalités : la zone euro détient le triste
record d'être l'une des régions
les plus déprimées du monde développé,
précisément du fait de politiques
monétaires restrictives et du mauvais réglage des
politiques économiques
dominées par l'objectif de stabilité monétaire.
Est-il raisonnable de
constitutionnaliser des règles établies il y a quinze
ans, et aujourd'hui
inadaptées ? D'autant que ces règles sont faites «pour
durer cinquante ans»,
selon VGE, président de la convention qui a rédigé
ce TCE. Prédiction fondée
sur le fait que, devant être décidée à
l'unanimité, toute révision du TCE sera
extrêmement difficile à réaliser entre 25 ou 30
pays membres.
Le plus inquiétant dans ce
projet de TCE est la philosophie politique qui le
sous-tend et dont l'idée centrale est qu'il faut réduire
le rôle des politiques
publiques en leur fixant des règles très contraignantes.
Cette philosophie
inspire directement la doctrine économique
néolibérale, aujourd'hui dominante,
et dont deux représentants viennent de recevoir le prix Nobel
d'économie 2004 :
le Norvégien Finn Kydland et l'Américain Edward Prescott.
Résolument
antikeynésiens, ces deux économistes se sont rendus
célèbres par un article
publié en 1977, intitulé «Les règles
plutôt que le pouvoir discrétionnaire», où
ils concluent qu'il est souhaitable pour la société que
les gouvernements ne
soient pas libres de leurs actes en matière de politique
économique. La raison
en est que les marchés n'ont pas confiance dans les
gouvernements. Car ceux-ci
sont soupçonnés, s'ils sont libres, de mener des
politiques conduisant à
l'inflation, ce dont les marchés ont horreur. Ces deux
économistes ont proposé
de réduire les marges de manoeuvre des gouvernements en leur
liant les mains
par des règles contraignantes. Cette conception est
fondée sur une profonde
défiance à l'égard des gouvernements élus,
et donc à l'égard de la démocratie
élective. Elle a exercé une grande influence et a conduit
à l'article 107 du
traité de Maastricht, repris dans l'article III-188 du TCE, qui
stipule que la
Banque centrale européenne est indépendante et «ne
peut solliciter ni
accepter des instructions des institutions ou organes communautaires,
des
gouvernements des Etats membres ou de tout autre organisme».
Cette conception très
restrictive du rôle des politiques économiques
s'applique particulièrement au domaine budgétaire et
fiscal. Les budgets sont
mis sous tutelle par la procédure des «déficits
excessifs». Ainsi l'article
III-184.2 stipule que «la Commission surveille
l'évolution de la situation
budgétaire et du montant de la dette publique dans les Etats
membres pour
déceler les erreurs manifestes». Par ailleurs, le TCE
consacre la
concurrence fiscale en instaurant la règle de l'unanimité
pour les décisions
concernant la fiscalité (III-170 et 171). Ainsi, les pays
pratiquant le dumping
fiscal, ou hébergeant des paradis fiscaux, auront un pouvoir de
veto. Ce qui
entraînera fatalement une harmonisation vers le «moins
disant fiscal», avec une
érosion inéluctable des recettes fiscales des Etats et,
pour conséquence, une
disparition presque totale des marges de manoeuvre budgétaires
dans une période
où l'Europe aurait besoin de lancer des programmes
coordonnés d'investissements.
Si le TCE est adopté, les
gouvernements seront donc étroitement encadrés. Ce
qui poussera à une homogénéisation des politiques
soumises aux mêmes règles, et
réduira la capacité des partis politiques à
proposer des programmes
différenciés. Tout gouvernement qui cherchera à
appliquer des politiques de
réforme ne pourra le faire qu'en restant dans le cadre du
modèle économique
libéral défini par le traité. Ce sera la fin des
politiques d'alternance
réformatrices. Des mesures radicales telles que la
réduction du temps de
travail à 35 heures proposée par le gouvernement Jospin,
qui impliquait
notamment le versement d'importantes subventions aux entreprises, ont
toutes
les chances de devenir incompatibles avec les nouvelles règles
constitutionnelles, car celles-ci limitent d'une manière
drastique les aides
publiques aux entreprises au motif que celles-là sont
susceptibles de fausser
la «libre concurrence». Cet appauvrissement
programmé de l'offre politique aura
pour effet d'amener à terme une crise de la démocratie
représentative avec une
hausse de l'abstentionnisme des électeurs. Cette crise est
déjà perceptible
avec le fossé qui s'est creusé entre une opinion publique
majoritairement
hostile au TCE sur des bases antilibérales, et les partis
parlementaires qui
sont tous favorables au TCE, à l'exception du Parti communiste.
Un espace
politique important s'ouvre désormais à gauche pour des
projets politiques
alternatifs. Dans ce nouveau contexte, le mouvement social, et en
particulier
le mouvement altermondialiste, a un rôle important à jouer
pour une autre
Europe émancipatrice, sociale et écologique.
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