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L’Europe concurrentielle,
 ou la haine de l’Etat

 

Frédéric Lordon

CNRS, Bureau d'économie théorique et appliquée


 

            On ne sait plus trop s’il faut invoquer les refus un peu butés de la cécité volontaire ou bien les effets d’une perte de contact définitive d’avec les réalités sociales pour se faire l’idée la plus juste de l’incapacité des partisans du Oui – et tout spécialement ceux de « gauche » – à prendre une vue, non pas étroitement juridique et formelle, mais proprement politique du traité constitutionnel européen. Car le moindre des paradoxes de ce débat référendaire n’est pas qu’on pourrait accorder aux défenseurs du traité bon nombre de leurs arguments préférés, et pour autant conserver les meilleures raisons du monde de voter Non ! La constitution n’offrirait que des avancées par rapport au traité de Nice sans contrepartie d’aucune régression ? Soit. Les jours pairs le Oui nous invite à célébrer l’avancée prodigieuse d’une, enfin, constitution européenne ; les jours impairs, il certifie qu’il ne s’agit que d’un simple traité parfaitement amendable et sans autre importance ? C’est comme il voudra. Le fonctionnement des pouvoirs publics européens gagnerait en qualité démocratique ? Faisons comme si. La Partie III tant décriée n’apporterait aucun élément nouveau et ne ferait que compiler les textes antérieurs ? C’est exact. La politique de la concurrence dont on s’alarme tant était déjà couchée dans le traité de Rome de 1957 ? Vrai encore. Le camp du Non serait « hétéroclite » et celui du Oui un « arc-en ciel » – dixit Jean-Pierre Raffarin qui poétise comme on manie la truelle ? On serait presque disposé à accorder cette ânerie également tant la thèse de l’harmonie météorologique PS-UMP pourrait finir par rincer ses promoteurs mêmes.

 

Remettre le texte dans son contexte

 

Ce qui échappe visiblement aux partisans du Oui, c’est que le scrutin référendaire n’invite pas seulement à se prononcer sur un texte nu et isolé, sans histoire ni mémoire, mais qu’il offre également l’occasion légitime de livrer un jugement politique sur deux décennies de construction européenne, et ceci non pas tant par rancœur passéiste ou aigreur d’arrière-garde, mais parce que, à l’écart des solennelles déclarations d’intention qui n’engagent à rien, ce passé est sans doute le plus fiable prédicteur d’un avenir probable. Deux décennies d’expérience – si l’on prend pour référence la « relance » de l’Europe au cours du sommet de Fontainebleau en 1984 – offrent sans doute le recul nécessaire pour juger du caractère d’un projet politique, de ses orientations persistantes et de ses idées fixes. Or, et les opposants ne s’y sont pas trompés, le credo essentialis de la construction européenne, son vrai trésor, son cœur battant, c’est le « grand marché ». On connaît le regret célèbre de Jean Monnet qui, le cours du temps pût-il être remonté, aurait choisi de lancer l’Europe « par la culture » et non « par l’économie ». Malheureusement ce qui est fait est fait, et cet aveu devrait suffire à indiquer en creux de quel modus operandi l’Europe a réellement procédé. Le Oui peut bien multiplier les extraits lénifiants du traité pour faire oublier la politique de la concurrence : au regard de ce passé, de son poids et de son pli, de ses cristallisations institutionnelles et de ses tendances invétérées, les oblats purement verbaux qui chantent l’Europe sociale et le souci de l’environnement ne sont pas davantage que de l’encre sur du papier.

Il y a donc une façon de regarder les traités dont on est bien certain qu’elle n’en livrera jamais aucune intelligence. A l’image de la lecture enfantine, ânonnant au fil du doigt des mots séparés dont la signification d’ensemble lui échappe, l’effrayante carence intellectuelle de la lecture juridique décontextualisée et dépolitisée du traité tient tout entière dans son désir de prendre pour argent comptant des articles à la générosité sans suite, tenus pour équivalents en force à d’autres qui ont derrière eux un demi-siècle de pratique institutionnelle. L’ignorance spontanée ou délibérée des significations politiques véritables, à plus forte raison quand le traité ne fait que récapituler les traités antérieurs, rend indigente la lecture formelle, détachée de l’histoire, de ses pratiques et de ses effets réels, bref de tout ce par quoi lesdits « traités antérieurs » sont devenus une politique. Cet oubli volontaire du passé et du présent rend en particulier incapable de comprendre, faute de penser seulement à le poser comme problème, le mystère spécifique du traité de Rome dont les défenseurs du Oui se bornent à répéter qu’il n’y a rien à en craindre puisqu’il est dans le paysage depuis un demi-siècle !

 

De Rome I à Rome II, ou l’éclosion progressive d’une identité libérale

 

Il y a pourtant matière à s’interroger à propos du traité de Rome, ce texte ancien à la destinée improbable, et d’abord pour comprendre comment, objectivement aussi libéral, il a pu être écrit au cœur d’une époque aussi keynésienne. Il faudrait sans doute évoquer l’association de rencontre entre un pragmatisme de hauts fonctionnaires avant tout préoccupés de réduire concrètement quelques barrières douanières et d’une pensée doctrinale libérale autrement armée, principalement sous influence allemande. Sans doute aidée du grand syndrome post-traumatique d’après-guerre, porté à imaginer toute concentration excessive de pouvoir en l’Etat comme un germe potentiellement totalitaire, la doctrine dite « ordo-libérale » allemande s’assimile au libéralisme classique anglo-américain pour voir dans la concurrence généralisée le plus sain principe d’organisation économique, mais s’en distingue en considérant que ses conditions de possibilité, loin de se former et de se reproduire spontanément, sont en permanence à surveiller et à recréer par une tutelle publique éclairée. La part « ordo » de ce libéralisme ne veut donc pas le dépérissement complet de la puissance publique mais son maintien fonctionnel, pourvu que celle-ci soit exclusivement dévouée à la défense de la concurrence, sans cesse menacée par la distorsion des ententes ou la formation de positions dominantes. Le marché ne survit donc dans sa pureté bénéfique que sous la surveillance d’un régulateur bienveillant, mais, de fait, nécessairement hors-marché, et c’est là une nuance suffisante pour que les fonctionnaires bruxellois de la Direction Générale « Concurrence » (ou DG « Comp »), héritiers historiques de la pensée ordo-libérale devenue européenne, soient portés à se considérer comme des gens tout à fait modérés, bien différents en tout cas des idéologues libéraux extrêmes – ceux qui pensent non seulement que le marché est magnifique mais également qu’il se tient très bien tout seul et n’a vraiment besoin de personne.

Ces interrogations n’ont pas qu’un intérêt académique car les origines lointaines et paradoxales du libéralisme européen d’aujourd’hui, formé au cœur d’une époque qui voyait avec raison l’Etat comme indispensable régulateur de l’anarchie marchande, en disent long également sur le lent processus historique de prise de pouvoir concrète d’un texte juridique longtemps resté lettre morte. Il est vrai que les repères historiques sont singulièrement brouillés à constater que tous les principes du droit européen de la concurrence dont l’application nous semble un fléau récent sont effectivement écrits depuis le traité de Rome de 1957… mais qu’à la fin des années 1970 encore, le directeur du Trésor peut se contenter de mettre à la poubelle sans autre forme d’examen une lettre d’observation de la Commission émettant des objections de non-conformité au traité à propos d’un dossier d’aides d’Etat ! Mystère d’une norme juridique réputée supérieure – celle d’un traité européen – demeurée non seulement inopérante mais ouvertement bafouée pendant presque quarante ans. A l’encontre donc des partisans du Oui qui, renvoyant sans cesse au traité de 1957, voudraient faire jouer par association toutes les réminiscences d’un âge d’or pour persuader que le droit européen de la concurrence est aussi inoffensif aujourd’hui qu’il l’était naguère, il faut donc rappeler comment le « petit chose » est devenu une implacable machine libérale.

En matière d’âge d’or, celui de la DG « Comp » ne correspond pas exactement aux années 1960-1970, longue période d’obscurité et de mépris, dont la sortie ne s’effectue que progressivement à partir des années 1980. La contingence historique y a sa part au moment où, par exemple, se pose le problème de la restructuration de la sidérurgie, immédiatement pensée comme une opération à coordonner au niveau européen, où le droit des aides d’Etat va par conséquent trouver une de ses toutes premières opportunités de se faire valoir in concreto. Mais il faut surtout y voir l’effet de la relance européenne de 1984, amorce du grand mouvement d’abandons, consentis ou forcés, des prérogatives de la souveraineté nationale, qui voit les gouvernements envisager de se soumettre un peu plus sérieusement à la norme juridique européenne. Une petite phénoménologie de la haute fonction publique française offrirait sans doute le plus parlant des raccourcis de l’emprise croissante de l’Europe sur les politiques nationales de concurrence, notamment en matière d’aides d’Etat. Au mépris d’acier pour un machin bruxellois qui a l’outrecuidance de contester la façon dont l’Etat français souverain attribue ses aides publiques comme bon lui semble, succéderont dès le début des années 1990 les premières réactions de panique aux rappels à l’ordre de la Commission qu’il n’était venu à l’idée de personne de prendre en considération au moment par exemple de décider d’un soutien à une entreprise en difficulté – un net progrès déjà par rapport à la corbeille à papier des années 1970. En quelques années, en particulier à l’occasion du sauvetage du Crédit Lyonnais, les élites administratives françaises sont définitivement domestiquées et aussi obéissantes qu’un gros animal de cirque : non seulement l’idée d’une obligation de conformité avec le droit européen est intégrée comme une seconde nature, mais on va au-devant des exigences de la Commission en lui présentant des dossiers qui proposent d’eux-mêmes de larges amputations de l’entreprise « aidée » sans lesquelles on sait maintenant que le plan de restructuration ne passera pas la validation européenne. Pour la DG Comp, les années 1990 sont bien celles de la conquista et de la vengeance des humiliations passées. Persuadés d’être le fer de lance de la construction européenne – celle-ci ne s’est-elle pas d’abord donné la figure du « grand marché » ? –, fiers de leur réputation de « méchants » qu’ils assimilent à la rigueur d’une destinée historique, les fonctionnaires de la DG Comp ont parfaitement conscience que la dynamique est de leur côté et que leurs homologues nationaux ont désormais le dessous. Le fait a rejoint le droit, et force revient comme il se doit à la loi, la seule, la loi européenne, celle de la concurrence non distordue, qui s’imposera aux Etats dont toute action est désormais en puissance une distorsion.

Portée par le mouvement de l’histoire, la DG Comp envahit tous les espaces, capte tous les pouvoirs qu’on lui laisse prendre, puisque comme tous les mouvements de projection de puissance et d’affirmation de soi, celui-ci ne s’arrêtera qu’en rencontrant une force opposée – or en face il n’y a rien. Il n’y a rien puisque la dynamique même du mouvement d’acceptation effective par les Etats-membres de la norme juridique européenne a revêtu celle-ci d’une légitimité qui s’approfondit maintenant un peu plus à chacune de ses réussites pratiques. Le dossier Crédit Lyonnais qui l’occupe à partir de 1994 est une aventure exaltante pour la DG Comp, un raid plein d’audace et sentant bon la poudre puisqu’il a pour enjeu de faire pénétrer le droit européen des aides d’Etat dans le domaine des services financiers, jadis sanctuaire des ministères de l’économie nationaux. Ceux qui ont gardé la mémoire de cette affaire particulièrement haute en couleurs se souviennent sans doute de ce jour de 1998 où, sous prétexte de rétablir le rapport de force en sa faveur, Karel Van Miert, commissaire à la concurrence de l’époque, n’hésita pas à évoquer publiquement l’hypothèse d’une mise en faillite du Crédit Lyonnais si l’Etat français ne pliait pas enfin, et ceci visiblement sans la moindre notion de ce que peut être une panique bancaire et comme s’il s’était agi d’une chaîne d’électroménager ou d’une entreprise de conserves.

Exemplaire à bien des égards, l’affaire Crédit Lyonnais l’est sans doute le plus par la force avec laquelle elle a signifié qu’il n’est pas un territoire de la puissance publique nationale, fut-il jadis réputé inviolable – et dieu sait si le secteur bancaire le fut –, que le droit européen de la concurrence n’ait vocation à mettre en coupe réglée. Aussi faut-il être d’un aveuglement total pour ne pas voir, ou ne pas vouloir voir, le sens que prend maintenant la construction européenne, et d’une surdité profonde pour ne pas entendre le message que, désormais dominatrice, la Commission répète sans avoir à élever la voix, avec la sûreté de soi et le sentiment d’évidence de ceux qui savent la force de leur côté : « il n’est pas une activité économique qui n’échappera à la loi de la concurrence libre, et à terme pas une activité humaine puisque toute activité humaine est susceptible de faire l’objet de rapports économiques ». Les services publics, la santé, la culture n’auront droit au mieux qu’à des statuts d’exemption temporaire, tous et toutes ont vocation à la normalisation concurrentielle. Telle est bien l’allure que prend la construction étendue du droit de la concurrence, noyau dur historique du projet européen agglomérant progressivement toute une série de satellites, comme un trou noir capture tout ce qui passe dans son bassin d’attraction, et ceci aussi bien au-dedans de l’Union – par approfondissement et généralisation du « marché intérieur » à tous les secteurs de la vie sociale – qu’au dehors, comme l’atteste la teneur des mandats de négociation du commissaire européen au commerce extérieur à l’OMC (Organisation mondiale du commerce), dans le cadre de l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement) ou de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services)[1].

 

La haine de l’Etat

 

Moteur historique de la construction européenne, bras armé de la Commission, l’ensemble « grand marché »-concurrence a désormais acquis une puissance et une dynamique institutionnelles qui lui permettent de façonner l’Union selon son vœu. Voilà la vérité politique élémentaire que les partisans du Oui ne veulent pas voir. Il est vrai que cette vérité-là n’est pas bien agréable à regarder, spécialement pour cette « gauche » qui vote Oui et a du mal, en dépit de tous ses efforts de normalisation idéologique, à oublier complètement qu’elle a historiquement partie liée avec l’Etat. Or à n’en pas douter, c’est l’Etat qui est visé, l’Etat à propos duquel émane du droit européen de la concurrence un sentiment de détestation sans merci et un projet de déni radical. La prohibition générale des aides d’Etat aux entreprises telle qu’elle est mentionnée dans le traité constitutionnel (article III-167), mais telle qu’elle s’adosse également à une montagne de textes secondaires émis par la Commission, offre peut-être l’un des exemples les plus spectaculaires du refus intransigeant de reconnaître à l’Etat la possibilité même d’intervenir dans l’économie selon une logique qui lui soit propre. Aider une entreprise, qu’elle soit en difficulté – avec des emplois à sauver –, ou bien qu’elle présente un caractère industriel stratégique n’est pas admissible puisque susceptible de « distordre la concurrence ».

On pourrait d’abord s’étonner de cet hommage involontaire que la vertu libérale rend au vice étatique. Si l’intervention de la puissance publique est ainsi capable pour ceux qui bénéficient de son soutien de créer des avantages compétitifs que pourraient craindre des concurrents, c’est peut-être que l’action d’Etat n’est pas nécessairement l’indécrottable impéritie que supposent ordinairement les libéraux. Se pourrait-il même qu’à l’encontre des antinomies idéologiques les plus grossières – nullité de l’Etat vs. efficacité du marché – les combinaisons de capitaux publics et privés s’avèrent parfois plus performantes que les autres ? Et finalement de deux choses l’une : ou bien l’Etat est cette aberration économique ambulante et l’on voit mal comment son aide pourrait se montrer capable de distordre la concurrence – plaignons plutôt les malheureux qui en « bénéficient » – ; ou bien elle est productrice d’avantages stratégiques et dans ce cas l’aberration n’est-elle pas de renoncer à les saisir ?

Mais l’aide d’Etat que le droit européen de la concurrence déteste par-dessus tout est celle qui va aux entreprises en difficulté, offense à la morale du marché qui commande que les inefficaces disparaissent conformément aux saines lois de la régénération économique. C’est peut-être en cette occasion que le déni trouve son expression la plus radicale puisque ce qui est contesté à l’Etat est précisément la possibilité d’intervenir selon une logique hétérogène à celle du marché. Ce refus de principe s’exprime notamment dans les « Lignes directrices communautaires » par lesquelles la Commission rappelle régulièrement ses propres orientations et qui, en l’espèce, répètent depuis plus d’une décennie avec une grande constance le principe dit de « l’investisseur privé » : l’aide d’Etat n’est admissible que si « dans les mêmes circonstances un investisseur privé rationnel dans une économie de marché »[2] aurait pris une semblable décision d’apport financier. L’Etat est toléré… mais à condition qu’il abdique d’être l’Etat, et qu’il se comporte comme un « agent privé rationnel en économie de marché » ! Le droit européen de la concurrence comme solvant, ou l’Etat liquéfié dans le marché… Dans cette forte logique et parmi ses faits d’arme les plus caractéristiques, la Commission se vante ainsi d’avoir ramené à la raison « de l’agent privé » l’Etat allemand qui, pour relever le ratio de solvabilité d’une des banques régionales, la West-LB, avait stupidement imaginé lui consentir un quasi-apport de fonds propres, en fait symboliquement rémunéré au taux de 0,6 %. Sur la base des bons conseils du cabinet Ernst & Young, puisqu’elle fait logiquement évaluer les actions de l’Etat par des experts privés, la Commission a conclu qu’un investisseur privé pouvait légitimement espérer non pas 0,6 % mais 10 % de rendement de ses capitaux investis, déclaré l’aide de l’Etat allemand « non conforme aux traités » et invité par conséquent la banque à rembourser la différence indûment perçue de 1992 à 1999. Serait-il venu à l’idée des fonctionnaires de la DG Comp qu’il y a une cohérence – certes, pas celle du marché – à entretenir un réseau de banques échappant partiellement aux contraintes concurrentielles ordinaires en contrepartie de missions de financement abandonnées par les banquiers privés classiques ? Pourraient-ils entendre que cette dérogation du droit économique commun, délibérément instituée, relève d’un choix proprement politique auquel correspondent des modes de financement à des conditions qui n’ont dès lors pas à être celles du marché et de ses « investisseurs privés rationnels » ? La Commission se souvient-elle, pour faire analogie, que dans l’ordre de la régulation macroéconomique, l’Etat est celui qui, dépensant quand les autres agents ont renoncé à le faire, est précisément l’entité hors-marché sans laquelle aucune action contracyclique n’est possible ? Est-elle consciente que les institutions soustraites à la « rationalité privée » sont les seules à pouvoir enrayer les emballements cumulatifs quand tous les « investisseurs rationnels privés » se précipitent dans le même sens et vont collectivement à l’effondrement ? Lui viendrait-il à l’idée que, mutatis mutandis, dans l’ordre de la microéconomie, les décisions de contredire temporairement les ajustements de marché ordinaires ne peuvent, sauf aberration mentale caractérisée, être condamnées au nom de la logique qu’elles ont précisément pour intention de suspendre ! Mais la seule cohérence qui habite désormais les entendements de la Commission est celle qui répète ad nauseam que la prospérité ne viendra que du « marché unique où la concurrence est libre et non faussée » (article I-3, paragraphe 2), puisque « le traité part de l’axiome (sic) que le meilleur moyen de réaliser l’accroissement du bien-être de la population est la concurrence »[3]. Il est cohérent de condamner les suspensions de la logique marchande au nom de la logique marchande suspendue dès lors que celle-ci a été axiomatiquement établie comme la seule recevable.

C’est ainsi que marche désormais l’Europe, et ces pauvres socialistes partisans du Oui ne s’en rendent visiblement même pas compte. L’Etat y est persona non grata, il est trouvé gros, il est jugé coûteux, inefficace, et pour tout dire essentiellement importun, bref il est haïssable. Il faut se donner la peine, à côte des traités plein de majestueux verbiage, de lire ce pullulement de textes mineurs, littérature grise, ô combien, produite à jet continu par les services de la Commission et où, à l’écart des grandes déclarations publiques, se déverse la détestation idéologique de l’Etat et s’élaborent les obscures dispositions vouées à la négation de son principe. Il le faut pour franchir cet écart autrement incompréhensible entre la lettre et le fait, entre les intentions généreuses des traités et la réalité des politiques qui en découlent. Toute à son travail d’aveuglement volontaire et de révision idéologique, la social-démocratie européenne veut s’en tenir au traité – et encore : sélectivement ! – dont elle fait la lecture doucereuse aux populations comme on raconte l’histoire sainte aux enfants. Madame Guigou hurle son indignation qu’on puisse faire l’amalgame entre la constitution et la directive Bolkestein. En aucun cas, nous certifie-t-elle, on ne peut trouver la directive dans le traité, lisez bien, vous n’y verrez rien de tel – inconvénient de la démocratie et risque permanent que les (é)lecteurs soient un peu demeurés, il faut les conduire par la main. Mais à demeuré, demeuré et demi. Il faut l’être, et passablement, pour ne pas faire le rapprochement entre les coproduits de la même matrice. La directive Bolkestein aujourd’hui, comme la directive OPA hier, celle-là même qui voulait abattre toutes les protections contre les OPA hostiles et soumettre davantage les entreprises à la sanction actionnariale, sont les expressions chimiquement pures de ce dynamisme invasif du principe concurrentiel. Les entreprises n’auront plus le droit d’échapper à la coercition du marché financier car ce serait anti-concurrentiel – approbation sans réserve des députés socialistes européens, à l’époque emmenés par la formidable Pervenche Bérès, depuis convertie au Non, mais sans passer par la case « bilan de compétences et rassemblement des esprits ». De la même façon, les services n’ont aucun droit à réclamer une exemption qui les soustrairaient à la bienfaisante discipline du marché, on ne voit d’ailleurs vraiment pas pourquoi… Le droit de la concurrence, et surtout avec lui l’ensemble des élaborations réglementaires et jurisprudentielles auxquelles il a donné lieu, reçoit une onction constitutionnelle, mais personne dans le camp du Oui ne voit le rapport. Le droit de la concurrence va tout envahir et ne rien laisser échapper ? Mais pas du tout, nous socialistes allons faire barrage de nos corps. Malheureusement le bulldozer est déjà passé et les socialistes sont à l’état de limande… quand ils n’étaient pas au volant.

 

La concurrence, fétiche de nos temps « modernes »

 

Il faudrait évidemment plus de place pour défaire méticuleusement cette idée de la supériorité ontologique du marché de concurrence parfaite, devenue le plus sûr repère intellectuel de notre admirable époque, en tout cas de ceux qui en sont les maîtres. Mais comment rappeler en si peu d’espace la longue chronique historique des échecs fracassants du marché, de ses krachs boursiers – le marché financier, en voilà un marché vraiment concurrentiel ; et quelle stabilité remarquable ! –, de ses grandes dépressions ? On pense au groupe X-Crise, rassemblement de chefs d’entreprise polytechniciens des années 1930, pas spécialement progressistes mais au moins lucides – et pour cause : les décombres, ils les avaient sur les bras – : « la concurrence est un alcali : à dose modérée c’est un excitant, à dose massive un poison »[4]. La tournure est d’époque mais au moins elle ne manque pas de jugeote. Pourrait-on faire remarquer également, puisqu’il est question d’histoire, que la réussite de régimes de croissance établis sur des principes peu concurrentiels, voire carrément anti-concurrentiels – France du fordisme à l’époque des « trente glorieuses », Japon des années 1970-1980, etc. – mérite d’être considérée, non pas pour en appeler à des retours nostalgiques, mais pour cette raison logique qu’il suffit d’un seul contre-exemple pour détruire une généralité : non, la concurrence « libre et non faussée » n’est pas le seul ressort capable de soutenir la croissance.

Mais tout ceci pèse maintenant si peu dans le débat public, écrasé par le discours arrogant du seul patronat, relayé par les gouvernements de droite, non-contredit par les gouvernements de « gauche ». La concurrence n’est plus seulement un principe économique, elle est toute une morale. La frilosité contre l’aventure, la fermeture contre l’ouverture, le pédiluve contre les embruns du grand large. Discours édifiants qui sentent bon la poudre, l’embrocation et l’élan vital. Ah le plaisir d’étriper du Chinois ou de bouffer du Coréen ! Les salariés ne sont pas assez sensibles aux joies saines de l’existence concurrentielle. Heureusement, les patrons le sont pour deux. Ce jeu-là, c’est toute leur vie, il ferait beau voir qu’on les en prive. Et comme on a besoin des salariés pour y jouer, ceux-ci sont invités à épouser à leur tour les valeurs de la grande santé. Rien n’est ménagé pour les en convaincre et leur réticence en est presque incompréhensible. A vrai dire ça n’est pas très grave car il est d’autres moyens, bien moins aléatoires, de les faire entrer dans le cirque, like it or not – les structures du rapport salarial sont là pour ça. On ne voit pas pourquoi il faudrait maintenir des droits qui entraveraient toute cette belle énergie guerrière – et restreindraient la possibilité d’enrôler les récalcitrants, car on n’a jamais vu des armées avec que des généraux, non ? Au demeurant les salariés n’en ont plus, des droits, ou si peu. Seule la concurrence en a un droit. En fait on se trompait quand on lisait « droit de la concurrence » comme ensemble de dispositions ayant pour objet la concurrence. Il faut abandonner le génitif objectif pour le génitif subjectif : « droit de la Concurrence » c’est l’idée de concurrence, une entité abstraite mais considérée en soi, comme la sainte trinité ou l’immaculée conception, qui a un droit. Un droit pour elle. Un droit de s’affirmer et de prévaloir sur toute autre chose. Belle avancée civilisationnelle assurément ! Ce ne sont plus les hommes qui ont des droits mais l’idée. Et pour notre malheur c’est une idée bête et méchante.



[1] Lire Raoul-Marc Jennar, Europe, la trahison des élites, Fayard, 2004.

[2] « Lignes directrices communautaires pour les aides d’Etat au sauvetage et à la restructuration des entreprises en difficulté », Journal Officiel des Communautés Européennes, n° C 368, 23 décembre 1994, p. 14.

[3] Ronald Feltkamp, anciennement membre de la DG Comp, unité H-3, Competition Policy Newsletter, n°1, printemps 2003, p. 29.

[4] Auguste Doeuteuf, « Propos d’Oscar Barenton, confiseur ».


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