Le
« gouvernement économique »
européen : l’idéologie libérale
comme règle de conduite Liêm Hoang-Ngoc[1] L’Union
européenne n’est pas seulement une zone de libre échange.
Elle est aussi une
zone gouvernée par un ensemble de principes économiques
stricts. Ces principes
sont en application dans les pays européens depuis une
génération. . Une politique
monétaire poursuivant une certaine cible d’inflation, conduite
par une banque
centrale indépendante, à qui il est interdit de financer
les déficits
publics ; . Un pacte de
stabilité limitant l’utilisation de la dépense
publique ; . Un budget
fédéral aux ressources propres limitées à
la contribution des Etats
membres ; . Un principe de
subsidiarité en matière sociale et fiscale ; . Des directives
assurant la mise en œuvre d’une concurrence « non
faussée » sur les
marchés dans le cadre de réformes
« structurelles » dont les
objectifs sont précisés dans les sommets
intergouvernementaux. La Partie
III définit
très précisément le contenu de la politique
économique poursuivie, comme si,
pour la première fois, le programme économique d’un parti
politique libéral
était joint à une constitution qui se cantonne en
principe à des valeurs.
Certains émettaient l’idée que le texte pouvait
être acceptable en cas de
soustraction de la Partie III. Pour autant, l’énoncé de
ces idées libérales est
présent dès la Partie I de la présente
constitution.
L’article
I-2 (paragraphe 2) définit ainsi comme l’un des objectifs de
l’Union « un espace de liberté, de
sécurité et
de justice sans frontières intérieures, et un
marché unique où la concurrence
est libre et non faussée ». Compte tenu des
interprétations en vigueur
dans les directives européennes, le terme de « concurrence
non faussée » prévient
définitivement toute
velléité de l’Etat d’aider les ‘entreprises
démocratiques’, concurrentes des
entreprises actionnariales mais dépourvues de fonds propres. La
constitution condamne toute possibilité de politique
industrielle publique, ce
que constitutionnalise l’article III-167 (paragraphe 1) : « Sauf dérogations prévues par la
Constitution, sont incompatibles avec le marché
intérieur, dans la mesure où
elles affectent les échanges entre les Etats membres, les aides
accordées par
les Etats membres ou au moyen de ressources d’Etat sous quelque forme
que ce
soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en
favorisant
certaines entreprises ou certaines productions. » Les
entreprises relevant de l’économie sociale et les entreprises
publiques, vivant
de fiscalité dérogatoire, de subventions et de dotations
publiques en capital,
sont dans le collimateur du TCE. L’interdiction faite à l’Etat
d’entrer dans le
capital d’Alstom et aux mutuelles de financer leurs œuvres sociales
grâce à
leurs activités lucratives en sont déjà le
présage. Plus généralement, c’est la
politique industrielle publique qui est visée par cet article.
L’article
III-166 (paragraphe 2) indique ainsi que « Les
entreprises chargées de la gestion de services
d’intérêt général »
sont « soumises aux dispositions de
la Constitution, notamment aux règles de la concurrence
(…). » La
notion de « service d’intérêt
général soumis aux règles de la
concurrence » se distingue de celle de service public. Elle
suppose que
des entreprises privées en concurrence sont susceptibles
d’assurer la
satisfaction des besoins des usagers au moindre coût. Or dans la
plupart des
cas, les entreprises fournissant des biens d’intérêt
général sont des
entreprises de réseau, c’est-à-dire des entreprises dont
la structure même
déroge au cadre traditionnel de la concurrence. Ces entreprises
sont
caractérisées par des coûts fixes et des
coûts d’entretien élevés, rendant
impossible la gratuité des prestations ou leur faible
tarification lorsque
l’entreprise en question entend satisfaire les critères de
rentabilité requis
par les actionnaires[2]. Les
partisans « de gauche » du traité
constitutionnel brandissent
cependant l’article I-2 (paragraphe 3) selon lequel « L’Union
œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé
sur une croissance économique équilibrée et sur la
stabilité des prix, une
économie sociale de marché hautement compétitive,
qui tend au plein-emploi et au
progrès social, et un niveau élevé de protection
et d’amélioration de la
qualité de l’environnement ». Ce paragraphe paraît
contrebalancer celui
qui le précède au sein du même article I-2.
Néanmoins, le traité encadre
strictement l’utilisation des instruments monétaire et
budgétaire pour parvenir
à ces nobles objectifs, de même qu’il organise de vastes
transferts de droits
de propriété au détriment du secteur public, au
nom de la concurrence
« non faussée ». Dès lors,
l’article I-2-3 ne peut que mettre en
scène un modèle social-libéral au sein duquel les
« valeurs » de
l’économie solidaire seraient exportées dans les
entreprises du secteur privé
dont on tenterait simplement de moraliser les pratiques en les incitant
à
promouvoir le développement durable
et la responsabilité sociale. Par
ailleurs, le principe d’une économie « hautement
compétitive » est au plus haut point ambigu.
C’est au nom de la
compétitivité qu’un certain nombre de mesures
anti-sociales tels que les plans
sociaux sont appliquées dans les entreprises. Pour cette raison,
le terme même
de licenciement pour motif de compétitivité fit l’objet
d’un vif débat avec les
syndicats lors de la préparation de la loi sur les
restructurations du
gouvernement Raffarin. C’est encore au nom de la
compétitivité que le MEDEF ne
cesse de réclamer la fin des aides aux entreprises publiques et
de l’économie
sociale concurrençant les entreprises privées sur le
marché.
La notion même de
compétitivité est
discutable. Mais, pour les auteurs du traité constitutionnel,
non seulement cet
objectif est le seul qui vaille mais, de plus, il n’y a qu’un moyen
pour
l’atteindre : la mise en place de politiques économiques
libérales. De
fait, le traité constitutionnel interdit tout débat futur
concernant la
politique économique. Pour la première fois dans une
constitution, les
objectifs et les instruments de la politique économique sont
strictement
balisés. C’est ce qu’indique l’article III-177 : l’« action des Etats
membres de
l’Union implique le respect des principes directeurs suivants :
prix
stables, finances publiques et conditions monétaires saines et
balance des
paiements stable ». Des
politiques économiques… opposées à l’intervention
de l’Etat
Les
fondements
théoriques de l’intervention de l’Etat ayant été
posés au cours de la crise des
années 1930 par l’économiste anglais John Maynard Keynes,
on peut qualifier ces
politiques d’ « anti-keynésiennes »[3].
La théorie anti-keynésienne, ou encore
« monétariste » – ainsi
appelée en raison de son obsession pour la stabilité des
prix – est la
véritable doctrine économique officielle de l’Union
européenne. Elle livre des
enseignements opposés à ceux de Keynes. Ainsi, pour
Keynes, le déficit public
peut être un moyen de stimuler la demande, et donc de lutter
contre le chômage.
Pour la théorie anti-keynésienne, au contraire, la
dépense publique est source
d’effets récessifs ! La logique est la suivante : en raison
des besoins de
financement public, les ménages, anticipant de futures hausses
d’impôts,
réduiraient aujourd’hui leur consommation, tandis que la hausse
de la dette
publique ferait grimper le taux d’intérêt,
pénalisant ainsi l’investissement
privé. Au total, consommation et investissement étant
pénalisés, c’est la
croissance elle-même qui serait orientée à la
baisse. L’obsession
de la théorie anti-keynésienne
est donc de limiter au maximum toute utilisation de la politique
économique par
les gouvernements. Pour cela, le traité constitutionnel encadre
strictement
l’utilisation des deux instruments de la politique économique
que sont la
politique monétaire et la politique budgétaire. Ainsi,
l’article III-184
reconduit les principes du pacte de stabilité,
précisés dans l’annexe traitant
des déficits publics. L’article III-185 installe
définitivement le principe
d’une banque centrale ayant pour seule mission la lutte contre
l’inflation :
« L’objectif principal du Système
européen des banques centrales est de maintenir la
stabilité des prix (…). » Celui-ci « agit
conformément au principe
d’une économie de marché ouverte où la concurrence
est libre, favorisant une
allocation efficace des ressources en respectant les principes
prévus par
l’article III-177. » (cet
article III-177 allant jusqu’à subordonner la politique
de change à l’objectif consistant à
« maintenir la stabilité des
prix (…) »). « L’indépendance »
de la BCE
est proclamée dans l’article
III-188 :
« Ni la
Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni
un membre
quelconque de leurs organes de décisions ne peuvent solliciter
ni accepter des
instructions des institutions, organes ou organismes de l’union, des
gouvernements des Etats membres ou de tout autre
organisme. » Cette
situation est
tout à fait extraordinaire : en effet, même aux
Etats-Unis, le Gouverneur
de la Réserve fédérale doit rendre des comptes
devant le Congrès. Les textes
régissant la conduite de la
politique monétaire sont d’inspiration résolument
monétariste parce qu’ils
considèrent que la seule source de l’inflation est la
création de monnaie par
la banque centrale. Ils supposent que la création de monnaie,
source du crédit
qui occupe une place centrale dans les économies modernes, ne
peut avoir que
des effets néfastes ! Là où tout banquier
sait que créer de la monnaie,
c’est permettre aux entreprises d’emprunter, et donc d’investir, de
créer des
emplois, pour les économistes anti-keynésiens, le seul effet de
la création de monnaie, c’est l’inflation. Certes,
il est possible que l’octroi de crédits par les banques
entraîne aussi, dans
certains cas, une hausse des prix.
Mais faire de ce cas la règle, et non l’exception, relève
de l’idéologie. Mais cette
idéologie est malheureusement
celle que diffusent et propagent les institutions européennes.
Pour elle, il
convient de faire de la lutte préventive contre l’inflation
l’alpha et l’oméga
de la politique économique monétaire. En effet, pour
l’Union européenne,
l’inflation est nocive parce qu’elle mine la valeur du patrimoine des
épargnants, qui sont alors contraints de réduire leur
consommation. C’est
pourquoi les économistes monétaristes veulent confier la
monnaie aux bons soins
exclusifs d’une banque centrale indépendante de l’influence des
pouvoirs
politiques. Pour les
monétaristes, d’autre part, la
Banque centrale n’a pas pour vocation de financer des projets soutenant
l’investissement
et l’emploi : ainsi, l’article III-181 interdit à la Banque
centrale
« d’accorder des découverts ou tout
autre type de crédit aux instances, organes ou organismes de
l’union, aux
administrations centrales, aux autorités régionales ou
locales, aux autres
autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises
publiques des Etats
membres ». Le budget
européen, pour l’heure réduit à
portion congrue (1,27 % du PIB communautaire), ne peut ainsi
être financé
autrement que par les ressources propres des pays membres. Selon
l’article
I-54, « le
budget de
l’Union est intégralement financé par des ressources
propres, sans préjudice
des autres recettes ». Pour
financer le budget, l’emprunt auprès de la BCE est
interdit. Quand bien même la Commission souhaiterait mener des
politiques en
faveur de la croissance, le financement exclusif du budget
communautaire sur « ressources
propres » provenant
d’Etats
membres peu enclins à accroître leurs contributions
tarirait rapidement les
ressources nécessaires à son accroissement. Dans ces
conditions, il
n’est pas surprenant que les ressources propres s’avèrent
insuffisantes pour
financer le rattrapage des pays de la deuxième vague
d’adhésion à l’Euro dans
le cadre de l’élargissement de l’Europe et d’une harmonisation
fiscale et
sociale vers le haut. Il est alors logique que, tout en
réclamant leur part de
fonds structurels, ces derniers ne manquent pas de justifier leur
pratique du
dumping social et fiscal qui risque d’amplifier les
délocalisations en leur
direction. Une
ouverture des échanges sans harmonisation
des législations fiscales et sociales De plus,
l’article III-210, portant sur la
législation sociale, ruine les espoirs de ceux qui pensaient
encore que la
Partie II (la charte des droits sociaux fondamentaux) sera
« interprétée » par les 25 à
bon escient pour promouvoir l’Europe
sociale. En effet, l’article III-210 interdit toute harmonisation vers
le haut
de la protection sociale : « les
lois et lois-cadres européennes (…) ne portent pas atteinte
à la faculté
reconnue aux Etats membres de définir les principes fondamentaux
de leur
système de sécurité sociale et ne doivent pas en
affecter sensiblement
l’équilibre financier ». De plus,
le dernier paragraphe de cet article met fin aux
espoirs d’un salaire minimum européen et d’abolition des
lois
anti-syndicales dans certains pays :
« le présent article ne s’applique ni aux
rémunérations, ni au droit
d’association, ni au droit de grève, ni au droit de
lock-out ». La
législation des pays à forte protection
sociale paraît cependant formellement préservée par
le principe de subsidiarité
(principe selon lequel la protection sociale demeure de la seule
responsabilité
des Etats). Mais, au sein d’un marché unique élargi, la
concurrence des pays
issus de l’élargissement, à faibles salaires, à
faible fiscalité et à faible
protection sociale exerce une pression générale à
la baisse des
« charges » sociales et fiscales. La concurrence
fiscale et sociale
devient la seule arme économique des nouveaux entrants d’autant
que leur
adhésion à la monnaie unique les prive de l’instrument
d’ajustement que représentait
le taux de change. De ce fait, il n’est pas nécessaire de
prévoir formellement
l’ajustement par le bas des législations sociales nationales.
Cet ajustement se
fera en quelque sorte spontanément, grâce au libre jeu du
marché (et à
l’égoïsme des pays riches qui n’ont pas
dégagé les ressources nécessaires en
faveur des nouveaux entrants). Enfin,
un ensemble de dispositions
libre-échangistes interdit toute possibilité de
contrôle des mouvements de
marchandises et de capitaux avec les pays se situant en-dehors de l’UE.
Pourtant, une limitation de ces échanges aurait pu
prévenir la spéculation ou
protéger les industries européennes face à la
concurrence déloyale des produits
fabriqués dans les pays pratiquent le dumping fiscal et social.
Mais, pour le
traité constitutionnel, l’intérêt des
Européens n’est pas celui d’une politique
organisée à l’échelle européenne. Il
résultera simplement de la « suppression
progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux
investissements
étrangers directs » (article II-216). De la
même façon, l’article
III-156 interdit toutes restrictions aux mouvements de capitaux,
rendant
inapplicable toute mesure de contrôle du capital de type taxe
Tobin, pourtant
nécessaire pour éviter une éventuelle
spéculation contre l’Euro. Au contraire,
selon cet article, « (…) les
restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre
Etats
membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont
interdites ».
La
révision du traité constitutionnel ne peut être
obtenue qu’à l’unanimité,
autant dire qu’elle devient quasiment impossible à 25 et plus...
L’Europe est
par conséquent à la croisée des chemins. Toute
re-politisation de l’espace
économique ne pourra que susciter l’adhésion des peuples
et il est de bon
augure qu’en provoquant la crise du pacte de stabilité en
novembre 2003, le
couple franco-allemand se soit enfin affranchi de l’orthodoxie
économique pour
se soucier à nouveau de la croissance et de l’emploi. Encore
faut-il que la
thérapie de groupe aille à son terme des deux
côtés du Rhin. C’est-à-dire qu’elle
aille jusqu’à tirer les leçons de vingt années au
cours desquelles tous les
instruments de contrôle politique de l’économie, de la
politique industrielle à
la protection sociale, en passant par la fiscalité et le
dialogue social forgés
au temps de l’âge d’or de l’Etat social, ont progressivement
été réduits à la
portion congrue. Ouvrir
la perspective d’une fermeture de la parenthèse libérale
représente au final
l’enjeu essentiel du référendum sur le traité
constitutionnel. [1] Université Paris I –
MATISSE (CNRS),
auteur de Refermons la parenthèse
libérale !, La Dispute, avril 2005. [2] Voir l’article de Michel Husson pour des développements sur ce point. [3]
Jérôme Creel, Bruno
Ducoudré, Catherine Mathieu, Francesco Saraceno, Henri
Sterdyniak,
« Doit-on oublier le politique budgétaire ? Une
analyse critique de
la nouvelle théorie anti-keynésienne des finances
publiques », Revue de l’OFCE, janvier 2005. |