Au lendemain du
non, la désillusion, ou l’espoir ? A
propos d’un texte
d’Edgar Morin Par
D. Lang,
économiste. 29
mai 2005 Dans le journal
Le
Monde du 26 mai 2005, le sociologue Edgar Morin nous propose une
vision peu
optimiste des « lendemains du non ». Son texte,
véritable injonction
à la résignation et au passéisme, commence par une
verte crique de l’espoir, et
par de curieux mélanges : En
France, la campagne du référendum a enflammé le
non européen au référendum. Ses
porte-parole vont jusqu'à se prétendre les seuls vrais
européens. Ils oublient
que sa victoire l'affaiblirait, puisqu'elle déclencherait un
antagonisme
radical avec le non souverainiste, villiériste et Front
national. Ils ignorent
les obstacles à l'élaboration d'une Constitution
meilleure. Les
convergences Fabius-Bové-communistes-trotskistes leur donnent
l'impression que
le « peuple de gauche » s'est retrouvé,
réveillé et marche vers la
victoire. Le refus à la Constitution s'est amplifié en un
refus de l'état
actuel des choses. Et la virulence accrue de ce refus s'est
transformée, dans
son exaltation, en nouvelle espérance. Le non apparaît
comme un oui grandiose à
une autre Europe, une autre économie, une autre
société. Il
y a eu l'illusion du programme commun, mais au moins il y avait un
programme.
Aujourd'hui, il n'y a pas de programme dans le non commun. Puisqu'injonction de
programme
commun il y a, c'est en déconstruisant cette
« pensée » qu'il va
falloir le construire. Mais poursuivons notre lecture : Son
espérance se construit sur le vide : il n'y a pas d'alternative
profonde pour
une autre économie, une autre société, une autre
Europe. Le discrédit total de
l'économie et de la société dites socialistes de
l'URSS a créé une absence
d'alternative. La grande illusion nous masque le grand vide. Certes, ce
vide
devrait, pourrait être comblé j'y viens , mais
ce ne sont pas les
marxistes-léninistes des diverses obédiences qui sont en
mesure de le combler. C'est toujours la
même rengaine :
« il n'y a pas d'alternative ». Et cette rengaine
est creuse et bien
identifiée : le fameux « TINA »
(« there is no alternative »)
était justement le slogan favori de
Margaret Thatcher. Or, les slogans ne sauraient tenir lieu de
pensée, et cette
manière répétitive et obsessionnelle de
répéter qu'il n'est pas d'autre choix
possible que le « oui » relève de la
pulsion mortifère, et révèle une
grave démission de la pensée. A lire Morin, entre
le Gosplan et
l'ultralibéralisme sauvage, il n'y aurait donc pas d'espace ?
Quel mépris pour
tous ceux qui ne sont ni des communistes nostalgiques de Staline, ni
des
ultra-libéraux enragés comme ceux qui ont commis le
Traité Constitutionnel
Européen ! Quel mépris pour ceux qui souhaitent voir
se réaliser des voies
moyennes, intermédiaires, ou différentes. Et quel manque de
lucidité
historique et économique ! L'Histoire nous montre, à
vaste échelle, que les
systèmes complexes, hybrides, les voies moyennes, ont
existé. Elle nous montre
qu’elles ont été multiples, fondées sur des
arrangements institutionnels et des
solutions économiques variées. Entre mille exemples, que
s'est-il donc passé en
Europe pendant les Trente Glorieuses ? Nous étions loin du
libéralisme débridé
proposé par la Constitution. Pour autant, vivions-nous en union
soviétique ? Et
que dire du succès des pays Scandinaves, qui ne sont pourtant
pas des
satellites de la Corée du Nord ? En économie,
il existe des
dizaines d'Ecoles de pensée qui ne partagent pas les postulats
et conclusions
des ultra-libéraux. Et même au sein de la mouvance
néoclassique proche de cette
idéologie, il existe des différences. Même Maurice
Allais, prix Nobel, proche
de cette mouvance relativement libérale, a clairement pris parti
pour le
« non » à ce traité, justement
parce que ce texte est bien trop
libéral. Et au-delà de
l'économie, qui peut
affirmer sérieusement que tous les penseurs qui
réfléchissent sérieusement, et
échafaudent des univers différents de celui que nous
prépare la
« Constitution », sont des nostalgiques de
l'union soviétique qui ne
sauraient s'assumer ? E. Morin, lui,
appelle de ses
vœux une « économie plurielle » : Ici
apparaît, au-delà du oui et du non, la
nécessité d'élaborer une économie
plurielle qui comporterait le marché mais développerait
commerce équitable,
entreprises citoyennes, développements associatifs et
mutualistes. La nécessité
de rompre avec toutes les solutions uniquement quantitatives aux
problèmes
vitaux, dont au premier chef la solution par la croissance. De formuler
une
politique de civilisation au service de la qualité de la vie. De
donner à
l'Europe un rôle mondial, non seulement pour éviter les
guerres de
civilisations et de religions, mais aussi pour l'unité dans la
diversité des
cultures, le dialogue et la compréhension entre les humains. Mais
« l'économie
plurielle » n'est pas du tout ce que le traité
propose ! Il suffit
simplement d'ouvrir le texte pour s'en convaincre. Comment
élabore-t-on la
politique que Morin propose dans le cadre du TCE, qui va
constitutionnaliser le
libéralisme le plus dur et figer les politiques libérales
à tout jamais ? Entre
ses propositions et le texte, il y a une incompatibilité
radicale, une
antinomie absolue. Une fois de plus, il
suffit
d'ouvrir le TCE et de le lire pour comprendre les choses : la politique
monétaire est déléguée à une
autorité indépendante (qui n'a de compte à rendre
à personne, et certainement pas aux institutions
démocratiques) ; la politique
budgétaire est contrainte par le pacte de stabilité ; la
politique de change
est retirée des mains du politique. Dans ces conditions,
que
restera-t-il demain comme leviers aux mains des Etats ? Le fiscal et le
social.
Et comment utilise-t-on ces armes dans un univers de
« concurrence libre
et non faussée » prévu par le texte ? En
harmonisant les niveaux de vie
partout en Europe ... par le bas, puisque les fonds structurel
européens sont
eux aussi très sérieusement menacés par le
traité. Dans ce cas, comment mettre
en place la « politique de civilisation » que
Morin appelle de ses
vœux ? De plus, comment,
dans le cadre de
ce texte, l'Europe, véritable passoire ouverte à tous les
vents, qui
appliquera, constitutionnellement, les mêmes règles
économiques aux pays de
l'Union et à ceux qui n'en font pas partie, pourra-t-elle jouer
un « rôle
mondial » ? Ce n’est pas en ouvrant grand portes et
fenêtres que l’on se
protège contre les tempêtes ! Et Morin de se
prendre pour
Pascal : Le
oui et le non sont deux paris ; mais c'est le vide du non qui donne son
sens au
oui, encore que celui-ci débouche sur le même vide, mais
après avoir sauvegardé
les chances d'une Europe politique. Le
« oui » est plein, le
« non » est vide. Quels beaux arguments bien
creux ! Malheureusement,
ces arguments sont sans substance : si le « oui »
l'emporte dimanche,
il n'y aura pas d'Europe politique. Il n'y en aura jamais. C'est une
question
de logique élémentaire : il n’est point nécessaire
d'avoir lu Wittgenstein pour
saisir, logiquement, que, quand un traité interdit le Politique
en lui retirant
toute marge de manœuvre, il est impossible que, sur cette base
d'interdiction
du Politique, se construise une Europe politique... Mais cela, Morin
feint de
l’ignorer, puisqu’il nous propose de construire un projet fondé
sur
l’abandon : Une Constitution, même
médiocre, même ambiguë, ne peut que renforcer le
sentiment d'une identité
commune et la réalisation de notre communauté de destin. Pour qu'une
communauté de destins
puisse exister, il faut des ciments sociaux et un vouloir-vivre
ensemble. Or,
cette constitution, qui est médiocre mais tout sauf
ambiguë, va surtout
contribuer, si elle est mise en œuvre, à écarteler encore
un peu plus le corps
social déjà bien mal en point. Economiquement et
socialement, il n'est en effet
aucun doute possible sur ses résultats futurs de la mise en
pratique de ce
traité, car nous disposons maintenant du recul nécessaire
pour évaluer les
résultats de vingt ans de politiques basées sur des
préceptes libéraux moins
radicaux que ceux qui sont contenus dans ce texte, mais conçues
dans le même
esprit. Pour formuler les
choses
autrement, cela fait plus de vingt ans que les gouvernements
mènent les mêmes
politiques, et ce traité propose de les intensifier. Les
mêmes causes
produisant les mêmes effets, quels effets croyez-vous que des
causes amplifiées
produiront ? Quels résultats peut-on raisonnablement en
espérer ? Là encore,
nous voilà face à un problème de logique
élémentaire … Et quand
l'augmentation du chômage
va s'accélérer, que croyez-vous qu'il va se passer en
matière de vouloir-vivre
ensemble, sachant qu'il y a actuellement plus de vingt millions de
chômeurs en
Europe ? Quand, partout en Europe, c'est l'extrême droite qui se
présentera
comme étant la seule alternative, que feront alors ceux qui
n'ont plus rien à
perdre ? N'a-t-on donc rien appris lors du siècle passé,
pourtant pas si
lointain que cela ? Sommes-nous réellement prêts à
tout risquer pour ce
« pari »-là ? Au lieu de porter
ses
interrogations sur ces questions essentielles, E. Morin
s’évertue à tenter
de démontrer la prétendue
hétérogénéité des partisans du
« non » : Le pari du non porte en lui
non pas un « alter-européisme », qui reste
malheureusement fantôme,
mais la désunion entre ses partisans divers et divergents, entre
la France et
ses partenaires européens, et il renforcerait les tendances
centrifuges
chauvines. Certes, le
« oui » est
uni : c'est celui de la résignation, de l'abandon, de la
défaite. De la
dérégulation et des dérèglements. C'est le
« oui » de tous ceux qui
veulent déposer les armes et renoncer. C'est le
« oui » de ceux qui
pensent qu'il n'y a pas d'alternative, qu'il ne peut pas en
avoir ; qu’il ne
doit pas y en voir. C’est le « oui » de ceux qui
affirment qu'il ne
doit même pas y avoir de débat. C'est le
« oui » de ceux qui ne
comprennent même pas qu'en démocratie les électeurs
peuvent répondre autre
chose que « oui » quand on leur ordonne de dire
« oui »... « Le
pari du oui éviterait la désunion
européenne », assène Morin aux mauvais
coucheurs européens que nous sommes censés être.
Mais le « oui »
n'est pas un pari. C'est une résignation, une démission.
C'est l'étape suprême
du dessaisissement de la Politique au profit de la logique de
marchés aveugles
et débridés, et des idéologues de la Commission.
C’est un chèque en blanc à
ceux-là mêmes qui n'ont été élus par
personne, mais qui décident et décideront
de notre destin à notre place, sans nous demander notre avis,
dans leur seul
intérêt et dans celui des leurs. Et
pourtant, Morin croit pouvoir faire de cet abandon l’acte fondateur et
sacrificiel d’une politique qui reprendrait le flambeau du projet
européen
initial : Il a pour vertu de
signifier d'abord un oui à l'institution d'une base politique
commune aux deux
Europe qui tendent à diverger, et il permet de reprendre le
projet initial vers
des développements politiques futurs. En
réalité, ce projet n'a rien à
voir avec celui des pères fondateurs de l'Europe, pour lesquels
le Politique,
le social, l'extra-économique, avaient leur place et devaient
avoir leur place.
Il entérine et aggrave la rupture engagée en 1986
à l'occasion de la signature
de l'Acte Unique. Il veut nous faire entrer dans un processus
irréversible en
constitutionalisant un texte que, de fait, il ne sera plus possible de
réviser
ni même d’amender. Et Morin de nous
inviter, tel
Dante nous conduisant aux portes de l’enfer, à abandonner ici
définitivement
tout espoir : « Alter-Européens »,
mes amis, mes frères, un effort de pensée pour dissiper
le mirage des
lendemains du non qui chantent. Mes amis, mes
frères, et moutons
blancs, suivons Morin, et entonnons donc ensemble gaillardement le
refrain du
« TINA » ; le refrain de la résignation et
de l'impuissance, celui
des lendemains des « oui », qui déchantent
et qui déraillent ! Et puis non ... Mes amis, mes
frères, un effort de
lucidité, et d'imagination, pour changer de musique et entamer
dimanche enfin
un autre refrain, et permettre à l'Europe, qui n'aurait jamais
dû cesser d'être
la nôtre, d'espérer jouer enfin une autre musique ! Le non seul est
porteur. Il est
seul porteur d'une lucidité tranquille et paisible qui sait que
la résignation
n'est pas la seule voie possible, n'est pas la seule alternative. Il
est
porteur de la volonté unie d'un peuple qui, refusant d'un
même geste cynisme et
fatalisme, veut reprendre en mains les clés de son destin. Il est porteur des
espoirs de tous
ceux qui, au-delà des partis et frontières imaginaires,
veulent être libres de
décider, par les urnes, quelles voies seront les leurs demain ;
et être libre
de changer ces voies après-demain. Il est porteur du
désir de chacun
de laisser à ses enfants et ses petits-enfants la
possibilité de choisir leurs
propres chemins. Le non seul est
porteur d'espoir,
car le non seul laisse l'avenir ouvert. Laisser l'avenir ouvert :
dimanche, ce
sera là notre « programme commun ». |