Conditions
de
travail, fonds structurels, services publics :
Le virage
néo-libéral des années 1990 en Europe
Jean
Gadrey
Professeur émérite d’économie à
l’Université Lille I
Les
Français vont se prononcer, le 29 mai, pour ou contre un texte
à portée
constitutionnelle que peut-être moins de 1 % d’entre eux
auront lu, quels
que soient les efforts louables des militants et des associations qui
les
incitent à en prendre connaissance. Ils en connaîtront
éventuellement quelques
articles, ceux que divers médiateurs (responsables politiques,
médias,
syndicats, organisations militantes,
etc.) auront mis en avant à l’appui de leurs propres choix en
laissant souvent
dans l’ombre ceux qui ne les arrangent pas. Ce n’est pas un hasard si,
par
exemple, Valéry Giscard d’Estaing conseille aux électeurs
de ne pas
s’embarrasser de la partie III du texte, la plus volumineuse, et de
loin la
plus libérale.
Bien
qu’il soit utile et instructif de réfléchir aux
« avancées » ou aux
« reculs » du projet de Constitution par rapport
aux textes qui
régissent actuellement le fonctionnement de l’Union, il reste
que seule une
infime minorité de gens se prononcera en connaissance de cause.
Pour
autant, les électeurs qui voteront sans avoir lu le texte, ou
sur la base
d’informations très parcellaires, ne sont peut-être pas
« irrationnels ». Il se peut même que ce
qu’ils savent du contexte
soit plus important, pour se faire une opinion, que la lecture d’un
texte aride
et fait pour ne pas être lu. Ceux qui acceptent de consacrer du
temps à cette
lecture ne perdent pas leur temps. Ils peuvent peaufiner leurs
arguments,
contrer des arguments adverses, et surtout participer à une
meilleure
connaissance des enjeux par les citoyens. Mais on aurait tort de penser
que les
électeurs qui ne pourront pas aller jusqu’à ce niveau de
savoir sont condamnés
à exprimer la passion au détriment de la raison. D’autant
que la « passion
réfléchie » n’a pas à être exclue
de choix qui portent sur un projet de
civilisation – ou sur son dévoiement.
Tout
porte donc à croire que ce qui fondera d’abord le vote de
l’immense majorité
des électeurs est un jugement assez global sur l’Europe telle
qu’elle s’est
faite et telle qu’elle évolue actuellement, sur les perspectives
de la voir
évoluer dans un sens souhaité, et sur la
possibilité qu’un vote positif ou
négatif joue en ce sens. Le choix qui nous est offert à
l’occasion du
référendum constitutionnel implique donc de
réfléchir au moins autant au
contexte passé et actuel de la construction européenne
qu’au texte du projet de
Constitution lui-même.
1. Le revirement de
l’Europe des conditions de travail
Le
discours assimilant globalement la construction européenne
à un projet
historique purement marchand depuis ses origines est contredit par les
faits.
S’il pouvait être prouvé qu’en aucun cas, depuis ses
débuts, l’Europe n’avait
rien fait d’autre que de promouvoir l’extension d’un marché sans
règles
sociales et environnementales, il y aurait en effet de quoi
s’inquiéter. Non
seulement pour l’idée d’Europe en général, mais
aussi sur la capacité, qui
serait désespérément nulle, des peuples, des
syndicats, ou des forces de
gauche, à infléchir une trajectoire libérale
conquérante.
Mais
on ne peut rien prouver de tel. La construction européenne a
été marquée, dans
certains domaines et à certaines époques, par des
progrès sur le plan social.
En matière de droits sociaux, le champ principal de ces
progrès est certes
circonscrit, mais il est important. Il concerne la santé et la
sécurité au
travail et l’égalité des hommes et des femmes dans ce
domaine. Ce domaine a
constitué, avec les politiques des « fonds
structurels », le
principal fleuron de l’Europe sociale.
Il
est vrai que l’objectif de construction et d’élargissement du
marché intérieur
des biens agricoles puis industriels a été au premier
plan, du Traité de Rome
(1957) à l’Acte Unique (1986). Mais cet objectif n’est pas un
mal en soi. Il
peut même être parfaitement légitime au regard d’un
rapprochement « par le
haut » des niveaux de vie des peuples, si
toute une série de conditions sont remplies. Ces conditions
incluent notamment
des politiques de redistribution des richesses en direction des pays et
des
régions les plus pauvres (ce qui s’est fait dans une certaine
mesure), mais
aussi des dispositifs de résorption progressive du
« dumping social »
fondé sur l’inégalité des droits du travail, de la
santé au travail et des
conditions d’emploi. Or, sans idéaliser le passé, on peut
affirmer que des
décisions importantes ont été prises dans ce
second domaine au cours de la deuxième
moitié des années 1980 et jusqu’en 1992, grâce en
particulier à de fortes
pressions syndicales et politiques.
Mais
deux tournants se sont ensuite produits. Le premier date de 1987, avec
l’entrée
en vigueur de l’Acte unique et l’approfondissement du marché
intérieur en
direction des services (étaient alors surtout visés les
services publics).
Cette extension du marché était justifiée au nom
de la
« compétitivité » et, comme
toujours, du « consommateur »,
qui a bon dos quand il s’agit de l’opposer au citoyen et à ses
exigences de
solidarité et de cohésion sociale. Mais il ne s’agissait
que d’un tournant
partiel, et qui pouvait laisser des espoirs de
« contrepoids » social
ultérieur. C’est l’inverse qui s’est passé. 1992 marquera
un second tournant,
plus radical, comme si le « oui » à
Maastricht (position alors
défendue par l’auteur de ce texte) avait donné des ailes
aux forces libérales.
De
1987 à 1992 : une riche production de normes de conditions
de travail, de
santé et de sécurité au travail
Mais
reprenons le film des événements en matière de
conditions de travail.
La
grande date de l’Europe des conditions de travail est
l’Acte Unique, avec son article 118A qui permettait au Conseil
d’adopter à la
majorité qualifiée des directives visant à
l’amélioration des conditions de
travail. Comme le rappelle Laurent Vogel, cet article « fut introduit sous la pression du gouvernement
du Danemark
et des organisations patronales de ce pays, qui y étaient
favorables. Elles
estimaient que les différences de politique concernant le milieu
du travail
entre les Etats d’Europe du Nord et ceux d’Europe du Sud avaient pour
effet de
fausser la concurrence. Ces débats ont été
fortement impulsés par les
mobilisations sociales de la fin des années 1960 et
1970. » (Laurent
Vogel, Revue de la CFDT, avril 1999).
L’ensemble de réglementations
européennes adopté entre 1989 et 1992 sur la base de
l’article 118A a constitué
un acquis incontestable, unique en son genre. Il comprend notamment une
importante directive-cadre (1989), qui, avec d’autres directives,
réglemente
des aspects déterminants de la santé au travail :
organisation du temps de
travail, santé et sécurité des travailleurs
intérimaires et à durée déterminée,
et travail des jeunes. Cette production de normes européennes
fut alors
considérée comme le complément social de la
réalisation du marché unique, et
d’une certaine façon une condition de son fonctionnement.
Mais, comme on va le voir, la
période qui a suivi Maastricht a été
caractérisée par de nombreux reculs, y
compris sur un point essentiel : la transposition de ces
directives dans
le droit de chaque État.
Après
Maastricht : des acquis menacés ou remis en cause
Afin
de suivre l’application du droit européen, la
Confédération européenne des syndicats a mis sur
pied, en 1989, son propre
organisme d’expertise, le Bureau Technique Syndical Européen
pour la Santé et
la Sécurité, ou BTS. Dans sa lettre d’information de mars
1998, le BTS relève
que, « après 1992,
l’objectif d’harmonisation en
matière sociale a été progressivement
relégué à l’arrière-plan. Il s’est
produit une forte offensive dérégulationniste
justifiée par différentes
argumentations. La nécessité de renforcer la
compétitivité, l’application du
principe de subsidiarité, les difficultés de la mise en
application des
directives existantes, etc., ont eu pour effet après 1992
d’adopter des mesures
généralement d’un niveau médiocre et
d’établir une sorte de pause législative
alors même que le programme d’élaboration des directives
était resté inachevé ». Des régressions
sérieuses ont commencé à se
produire, notamment avec le projet de directive sur le temps de travail.
Par ailleurs, l’examen des
transpositions nationales des directives de santé au travail
montre que la
plupart des objectifs n’ont pas été atteints, ou ont
parfois été inscrits dans
des textes mais n’ont pas été appliqués, parce
que, comme le relève le BTS,
« les systèmes d’inspection et de sanction sont peu
contraignants ».
Ainsi, poursuit le BTS, il
s’est
produit à partir de 1992 une « démobilisation
de la Commission », qui
a très peu accompagné le travail de transposition. De ce
fait, les débats liés
à la transposition, quand ils ont eu lieu, ont surtout
été des débats
nationaux. Le patronat a été le grand absent de ces
débats, se contenant pour
l’essentiel de dénoncer le « coût
exorbitant » que représenterait
selon lui le respect de la santé et de la vie par les
entreprises.
Pourtant, les enquêtes
menées
par la fondation européenne de Dublin
se multiplient pour montrer que la dégradation des conditions de
travail est
bien réelle. Ainsi Philippe Askenazy peut-il écrire que
« des travaux
d’ergonomie, de sociologie ou d’économie convergent pour
confirmer un mouvement
d’intensification du travail caractérisé par un cumul
croissant de contraintes
physiques et mentales pesant sur le travailleur ».
Mais là n’est pas (ou plus) le souci premier de la Commission et
des Etats,
qui, comme le relève le BTS, ont surtout pour but
« d’élaborer un droit
flexible en mesure de renforcer la ‘compétitivité’ ou de
servir les ‘politiques
de l’emploi’ ».
2. Les fonds
structurels européens minés par le
néo-libéralisme depuis la fin des années 1990
L’harmonisation
par le haut des règles du travail, de l’emploi et de la
protection sociale
exige des efforts simultanés de redistribution des richesses et
d’appui au
développement des pays, régions et territoires
« en retard ».
L’Europe y a contribué, notamment par ses quatre
« fonds
structurels », relancés et réformés en
1988, et à nouveau en 1993. C’est
certainement, sur le plan des budgets, la contribution majeure de cette
période
à l’Europe sociale.
Le
plus important de ces fonds, le FEDER, existe depuis 1975. Le second,
le Fonds
social européen (FSE), a été créé en
1971, et relancé en 1983 et 1988 pour
combattre le chômage. Dans ce domaine comme dans d’autres, la
période allant
des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990 a
été marquée par une volonté
de cohésion sociale et territoriale, assortie de moyens
conséquents. D’autant
que des fonds nationaux ont, à cette époque,
relayé puissamment les fonds
européens. Ainsi, si l’on peut dire que, globalement,
l’intégration de la Grèce
(en 1981), puis de l’Espagne et du Portugal (en 1986) a
été un succès et n’a
pas été (trop) marquée par une dérive vers
le dumping social, on le doit en
grande partie au fait que les fonds structurels ont doublé de
volume entre 1987
et 1993, et qu’ils ont à nouveau fortement progressé dans
la période suivante,
à la suite du Conseil d’Edimbourg de 1992 (142 milliards
d’écus pour la période
1994-1999, dont 70 % pour l’objectif 1 de contribution au
rattrapage de la
Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande).
Cette
orientation a été fortement remise en cause. L’objectif
principal est devenu,
surtout depuis les sommets de Lisbonne (2000) et de Göteborg
(2001), de
« renforcer la compétitivité des
régions », les objectifs de cohésion
passant au second plan ou étant supposés résulter
de la course à la
compétitivité (rapport Barnier, 2004). Dans cette course,
les Etats membres les
plus riches, y compris la France et l’Allemagne, sont devenus de plus
en plus
pingres en matière de contribution solidaire, ce qui est
économiquement stupide
pour leur propre développement commercial vers l’est de
l’Europe. De plus, le
budget européen des politiques de cohésion (les fonds
structurels dans leur
ensemble) devrait stagner autour de 0,4 % du revenu
européen brut d‘ici
2013, alors même que l’élargissement à des pays
particulièrement « en
retard » exigerait une forte ambition. Ces politiques sont
devenues de
plus en plus incapables de faire face aux défis de l’Europe
sociale. Le
néo-libéralisme, c’est cela : moins d’État
social, une redistribution
minimale, moins de règles, mais plus d’incitation à la
compétition de tous
contre tous.
Un
chiffre indique la pauvreté des efforts actuels de
redistribution en faveur du
« rattrapage » des pays nouvellement
adhérents :
« Finalement, compte tenu des contributions des nouveaux
entrants au
budget communautaire, les paiements nets à destination des
nouveaux membres (ce
qu’ils reçoivent moins ce qu’ils versent)
s'élèveront à 10,5 milliards
d’euros pour les trois premières années
d'adhésion, soit un coût d'un peu moins
de 10 euros par an pour les habitants de l'actuelle Union. »
T’aurais pas dix euros pour l’Europe sociale ?
Au
cours des dernières années, il a été
décidé de cibler le FEDER sur des champs
de plus en plus restreints : innovation
et
économie de la connaissance ; environnement et
prévention des
risques ; accessibilité (réseaux secondaires, NTIC,
PME). Et les Etats
riches, dont la France, ont accompagné cette dérive
« anti-solidaire ». Ainsi, dans ses documents
stratégiques nationaux,
l'Etat français (via la DATAR) n'envisage plus que de financer
les « pôles
de compétitivité » et les « centres
d'excellence ».
L'imbrication des fonds européens et des fonds nationaux
étant très forte, on
peut donc s'attendre, en France, à une aggravation des
inégalités territoriales
(une France à deux vitesses) si l'Etat et l'Europe concentrent
tous leurs
efforts sur les zones dites de compétitivité,
c’est-à-dire les zones déjà les
plus productives, les plus riches.
Pour
sa part, le FSE, qui conserve certaines vertus, est explicitement
devenu un
outil au service d’une « Stratégie Européenne
pour l’Emploi » de plus
en plus libérale, orientée en priorité vers
l’objectif de progression du taux
d’emploi et non vers la réduction du chômage, mot absent
du projet de
Constitution. Voici les termes selon lesquels le FSE est
désormais présenté par
la Commission : « Le FSE
oriente ses activités
de soutien vers des programmes stratégiques à long terme
qui, dans toute
l'Europe, aident des régions, en particulier celles en retard de
développement,
à améliorer et moderniser les qualifications de leur
main-d’œuvre et à stimuler
l'esprit d'entreprise. De telles mesures encouragent l'investissement
national
et étranger dans ces régions et permettent à
celles-ci d'accroître leur
compétitivité et leur prospérité
économiques ». Vous avez dit
« chômage » ? Le contraste est
saisissant entre ces nouvelles
orientations et celles qui prévalaient jusqu’en 1993 :
combattre le chômage « structurel » et le
chômage des jeunes.
Le virage néo-libéral a donc
fortement marqué ces deux objectifs essentiels de l’Europe
sociale : celui
de la solidarité entre pays et régions (largement
supplanté par l’objectif de
compétitivité entre les régions), et celui de la
lutte contre le chômage,
remplacé à la fin des années 1990 par
l’impératif d’élévation du taux d’emploi,
ce qui n’a pratiquement rien à voir : un pays comme la
Finlande, qui a
l’un des « meilleurs » taux d’emploi en Europe
(68 %), a aussi
l’un des taux de chômage les plus élevés (proche de
10 %).
3. Un tournant
semblable pour les services publics
Pendant trente ans, de 1957
à 1987, la Communauté européenne a
considéré
que les services publics relevaient de la compétence des Etats
membres. Le
marché commun prévoyait bien la libre circulation des
services, mais la
Communauté européenne n’a pas
légiféré. Trente ans de
« tranquillité » qui n’ont pas
empêché les services publics, en
France, de se moderniser et, bien souvent, de réaliser des
performances
économiques, technologiques et sociales que bien des pays
enviaient. Certes,
nos services publics ne sont pas parfaits, notamment sur le plan de la
participation des usagers, les orientations ayant parfois
été confisquées par
les corps d’ingénieurs. Mais de tels dysfonctionnements n’ont
aucune chance
d’être réduits par la privatisation, bien au contraire.
Les contradictions du projet
communautaire se lisent dans les déclarations
de Romano Prodi, alors Président de la Commission
européenne, qui lançait dans Le Monde
(17 octobre 2002) un vibrant
hommage au « niveau d'efficacité des services publics
français ».
Pour Prodi, les services publics sont « la force de la
France » et il
estimait qu’il « serait bon que des pays imitent cette
efficacité »... sous réserve toutefois que
cela « ne suscite pas de
réactions négatives dans d'autres pays qui respectent les
règles de la
concurrence ». On peut dire que cette déclaration
embarrassée et
démagogique reflète bien les orientations dominantes de
la Commission
européenne. Oui, les services publics français sont (ou
étaient, car cela se
dégrade) parmi les meilleurs, mais il
faut qu'ils changent pour s'aligner sur les règles
concurrentielles des
autres pays, ou de certains d'entre eux. Toute l'histoire des grands
textes
européens depuis la fin des années 1980 relève de
ces pressions faisant de la
concurrence le principe incontournable, et des missions de service
public
(devenus services d’intérêt économique
général, SIEG) un appendice bien
ennuyeux qu'il faut réduire ou contourner.
Le
traité dit de l’Acte unique (1986) marque une première
rupture. L’un de ses
objectifs est la réalisation du projet de marché
intérieur avant le 1er
janvier 1993 (article 8A du Traité instituant la
Communauté européenne),
notamment à travers la mise en œuvre des « quatre
libertés » :
libre circulation des personnes, des biens, des services et des
capitaux. Dès
cette date s’engage donc un vaste processus de libéralisation
des services
publics, secteur par secteur. La période qui suit le
traité de Maastricht
(1992) va, ici aussi, marquer une accélération
néo-libérale, sous forte
influence britannique, après la période Thatcher qui a
pourtant produit des effets
catastrophiques au Royaume-Uni (chemins de fer, énergie,
poste...).
Depuis la
fin des années 1980, la libéralisation des services
publics est l’alpha et
l’oméga de la Commission et de l’Union
Un
vaste ensemble de directives (lois) ont organisé la
libéralisation de tous les
grands secteurs. Ainsi, les transports maritimes, aériens,
routiers puis
fluviaux ont-ils été totalement libéralisés
entre 1986 et 2000. Les
télécommunications ont connu une libéralisation
très importante en janvier
1998. Le transport ferroviaire a été
libéralisé à partir de 2001 en plusieurs
séries successives de textes qui ont permis une concurrence
totale dans le
domaine des marchandises (fret), la libéralisation du transport
des voyageurs
étant actuellement en discussion. La poste a connu un
accroissement régulier de
la concurrence, ouverte à tous les envois de plus de 50 g
dès 2006 (20 %
du marché), et qui sera totale en 2009. Enfin, le monopole d’EDF
et GDF
disparaîtra définitivement en 2007.
Dans
aucun domaine, peut-être, le virage néo-libéral des
années 1990 n’est plus
clair que dans celui des services publics dits « de
réseau »,
c’est-à-dire ceux qui reposent sur une lourde infrastructure
(énergie,
communications, chemin de fer). Mais, si un coup d’arrêt n’est
pas donné – et
une occasion unique se présente avec le référendum
– les années à venir seront
pires, car c’est désormais l’ensemble des services marchands ou
pouvant le
devenir (c’est-à-dire presque tous les services) qui sont dans
le collimateur
de la Commission, de l’AGCS (accord général sur le
commerce des services) et du
patronat : la santé, l’éducation, la culture, la
protection sociale, etc.
Conclusion :
de bonnes raisons de voter « non »
En votant
« non » au texte qui nous est proposé,
il s’agit avant tout de dire « non » au
contexte : le virage
néo-libéral qui a marqué l’histoire de la
construction européenne au cours des
années 1990. Le texte est d’ailleurs parfaitement
représentatif du contexte qui
l’a vu naître. Il le constitutionnalise. C’est un écrit
qui, en particulier
dans sa volumineuse partie III, organise le libéralisme de
façon
obsessionnelle.
Or qui peut croire
qu’en continuant sur la base des dernières années et en
se prononçant pour un
texte avant tout défendu par les responsables du virage
néo-libéral en Europe,
on serait en meilleure posture qu’en le mettant en échec ? Comment peut-on espérer, par
exemple, qu’en
s’inscrivant dans le cadre de cette Constitution et en continuant le
jeu d’un
lobbying bruxellois de plus en plus défavorable aux
salariés, on donnera un
coup d’arrêt à la dégradation en cours du droit du
travail, de la santé au
travail et des normes de protection sociale en Europe ? Comment ne
pas
voir que, ces dernières années, les organisations
syndicales ou les groupes de
défense des services publics pratiquant le lobbying n’ont
cessé d’avaler des
couleuvres ? Et qu’il en est de même des défenseurs
d’une plus grande
solidarité entre les pays et les territoires en Europe ?
En
mars 2004, un appel pour un « Traité de l’Europe
sociale », mis au point notamment par Michel Rocard et
Pierre Larrouturou
(animateur de l’« Union pour l’Europe sociale »),
circulait en
France. Il est reproduit en annexe de ce chapitre. Il était
signé par un large
éventail de personnalités de gauche, allant de Susan
George, René Passet ou
José Bové à nombre de dirigeants,
députés et euro-députés verts, socialistes
(d’Henri Emmanuelli à Julien Dray et Jacques Delors) et
communistes, en passant
par des responsables syndicaux et associatifs, dont l’Abbé
Pierre. Cet appel
était proposé à la Convention pour inclusion dans
le texte de la Constitution
européenne. Les signataires, dont je fais partie, sont
aujourd’hui partagés
entre le « oui » et le
« non ». Force est pourtant de
constater qu’aucune des propositions de ce traité
de l’Europe sociale n’a été prise en compte. Ceux des
signataires qui
militent pour le « oui » peuvent-ils nous
expliquer en quoi
l’adoption de cette Constitution, dont le contenu social et
environnemental est
à l’opposé de ce qu’ils souhaitaient il y a un an, nous
permettra de sortir du
cercle vicieux actuel ? Ce cercle vicieux était d’ailleurs
déjà dénoncé en
mars 2004 par « l’Union pour l’Europe Sociale »
dans les termes
suivants :
« ‘Votez Oui
à Maastricht et on se remettra au travail tout de suite sur
l'Europe sociale’
affirmait Jacques Delors quelques jours avant le
référendum sur Maastricht. Il
reconnaissait que le Traité était très insuffisant
en matière sociale mais
demandait aux citoyens de ne pas casser la dynamique européenne.
Le Oui l'avait
emporté d'extrême justesse. Dix ans plus tard, alors que
la crise sociale
s'aggrave dans tous les pays d'Europe, alors que des millions
d'Autrichiens,
d'Italiens et de Français sont descendus cette année dans
les rues pour
dénoncer la régression sociale qu'on veut leur imposer -
au nom de ‘Bruxelles’
ou de ‘Maastricht’ - l'argument ‘faites nous confiance, on va se mettre
au
travail’ ne portera plus. Il faut d'urgence inclure dans la
Constitution un
vrai Traité social.
Si nous ne voulons
pas que le Non l'emporte aux référendums prévus
pour sa ratification, si nous
ne voulons pas que l'Europe reste une zone de libre-échange sans
puissance
politique, nous devons améliorer très nettement le projet
de Constitution
européenne. »
Ce
texte débutait par un avertissement judicieux :
« D'ici 30 ou 40 ans, quelle autre
occasion aurons-nous de réorienter la Construction
européenne ? Europe sociale
: Il est temps d'agir ! »
Il
est temps d’agir, et nous avons une occasion de le faire, de
façon
spectaculaire. Il n’y en aura pas d’autre avant longtemps. Il y a
évidemment
dans le « non » un pari sur l’avenir. Mais
qu’a-t-on à perdre ?
Entre la quasi-certitude que le « oui » fera
plaisir avant tout aux
libéraux et aux sociaux-libéraux, et une chance assez
unique de renforcer les
mobilisations contre le virage néo-libéral en Europe, les
citoyens qui pensent
encore que l’Europe a un rôle à jouer dans le monde comme
« contre-modèle » s’opposant au
modèle anglo-saxon ont un rendez-vous
à ne pas manquer.
Annexe
Projet de Traité de l'Europe
sociale
(mars 2004)
Ce texte est
à insérer dans la Partie III du Traité
constitutionnel en négociation (intitulée Les
politiques et le fonctionnement de l'Union). Il en constitue le
Titre III.
Nous, Peuples
unis d'Europe, ne pouvons pas accepter plus
longtemps de laisser la précarité, la pauvreté et
l'exclusion mettre à bas
notre cohésion sociale et les fondements même de nos
démocraties. L'histoire de
notre continent a montré que l'injustice sociale peut provoquer
des ravages
considérables et peut même déboucher sur des
périodes d'horreur. « Les
mêmes causes produisent les mêmes effets »
dit-on… Nous ne voulons pas que
nos enfants soient condamnés à vivre dans une
société de précarité. Nous ne
voulons pas que nos enfants connaissent l'horreur, que ce soit sur
notre
territoire ou ailleurs sur la planète.
Au nom de la
dignité humaine, au nom des valeurs qui
animaient ceux qui, au siècle dernier, ont décidé
de reconstruire la paix, nous
décidons ensemble de tout faire pour construire une
société de bien-être
social, une société d'épanouissement personnel et
de cohésion sociale
Article 1. Nous
nous donnons dix ans pour parvenir à ces 5
objectifs :
- un emploi
pour tous : un taux de chômage inférieur à
5 %;
- une
société solidaire : un taux de pauvreté
inférieur à
5 %;
- un toit pour
chacun : un taux de mal logés inférieur à
3 %;
-
l'égalité des chances : un taux d'illettrisme à
l'âge de
10 ans inférieur à 3 %;
-
solidarité avec les peuples du Sud : une aide publique
au développement supérieure à 1 % du PIB.
Des sanctions
comparables à celles infligées aux pays qui
ne respectent pas les critères de Maastricht seront
appliquées aux États qui ne
satisferaient pas ces critères sociaux en 2015.
Article 2. Pour
faciliter l'atteinte de cet objectif de
cohésion sociale, la politique menée par la Banque
centrale européenne (BCE)
poursuit un double objectif : lutter contre l'inflation et soutenir la
croissance. Ces deux objectifs sont d'égale importance. Afin
d'assurer la
meilleure coordination possible entre la politique monétaire et
les autres
dimensions d'un policy mix favorable à la cohésion
sociale, une loi cadre
définira les modalités de dialogue de la BCE et de la
Commission.
Article 3. La
règle de la majorité qualifiée s'applique
pour les décisions ayant trait à l'harmonisation des
fiscalités.
Article 4. La
construction de l'Union ne peut se faire par
le marché seul. L'intérêt général ne
peut être la somme des intérêts privés
qu'exprime le marché. Le long terme, le développement
durable, le respect des
droits fondamentaux comme la cohésion des territoires ne peuvent
être
durablement assurés par les règles de la concurrence.
Voilà pourquoi l'Union
reconnaît, à égalité avec le principe de
concurrence, le principe d'intérêt
général et l'utilité des services publics. L'Union
veille au respect du
principe d'égalité d'accès aux services
d'intérêt général pour tous les
citoyens et résidents. Elle s'attache, avec les Etats membres,
chacun dans le
cadre de ses compétences, à promouvoir les services
d'intérêt général en tant
que garants des droits fondamentaux, éléments du
modèle social européen et
liens d'appartenance à la société de l'ensemble
des citoyens, citoyennes et
résidents.
Chaque Etat
membre est tenu de garantir l'accès à des
services d'intérêt général de qualité
à tous les citoyens et résidents. Chaque
Etat membre est tenu d'en assurer le fonctionnement et le financement.
Une loi
cadre européenne précisera ces principes au niveau de
l'Union.
L'Union veille
au respect du principe de subsidiarité et de
libre administration des collectivités locales.
Article 5. Le
Parlement européen est chargé d'élaborer une
Charte du développement durable qui sera intégrée
dans le Traité
constitutionnel comme l'est la Charte des droits fondamentaux. Cette
Charte du
développement durable doit être adoptée avant 2009.
Article 6.
L'Europe reconnaît le droit des peuples à
l'autosuffisance alimentaire. Dès l'adoption de cette
Constitution, l'Union
doit mettre en cohérence avec ce principe ses positions dans les
négociations
internationales. Arrêt des exportations subventionnées,
régulation des volumes
et des prix des grandes productions… en cohérence avec ce
principe, l'Union
doit réformer sa propre politique agricole dans l'année
qui suit l'adoption de
ce Traité constitutionnel.
Article 7. La
politique commerciale de l'Union est fondée sur les principes de
réduction des
inégalités, de solidarité et de
développement durable. Chaque année, le
Parlement européen débat du bilan de la politique
commerciale de l'Union et de
ses objectifs.
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