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Conditions de travail, fonds structurels, services publics :
Le virage néo-libéral des années 1990 en Europe

Jean Gadrey

Professeur émérite d’économie à l’Université Lille I

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Les Français vont se prononcer, le 29 mai, pour ou contre un texte à portée constitutionnelle que peut-être moins de 1 % d’entre eux auront lu, quels que soient les efforts louables des militants et des associations qui les incitent à en prendre connaissance. Ils en connaîtront éventuellement quelques articles, ceux que divers médiateurs (responsables politiques, médias, syndicats, organisations militantes[1], etc.) auront mis en avant à l’appui de leurs propres choix en laissant souvent dans l’ombre ceux qui ne les arrangent pas. Ce n’est pas un hasard si, par exemple, Valéry Giscard d’Estaing conseille aux électeurs de ne pas s’embarrasser de la partie III du texte, la plus volumineuse, et de loin la plus libérale.

Bien qu’il soit utile et instructif de réfléchir aux « avancées » ou aux « reculs » du projet de Constitution par rapport aux textes qui régissent actuellement le fonctionnement de l’Union, il reste que seule une infime minorité de gens se prononcera en connaissance de cause.

Pour autant, les électeurs qui voteront sans avoir lu le texte, ou sur la base d’informations très parcellaires, ne sont peut-être pas « irrationnels ». Il se peut même que ce qu’ils savent du contexte soit plus important, pour se faire une opinion, que la lecture d’un texte aride et fait pour ne pas être lu. Ceux qui acceptent de consacrer du temps à cette lecture ne perdent pas leur temps. Ils peuvent peaufiner leurs arguments, contrer des arguments adverses, et surtout participer à une meilleure connaissance des enjeux par les citoyens. Mais on aurait tort de penser que les électeurs qui ne pourront pas aller jusqu’à ce niveau de savoir sont condamnés à exprimer la passion au détriment de la raison. D’autant que la « passion réfléchie » n’a pas à être exclue de choix qui portent sur un projet de civilisation – ou sur son dévoiement.

Tout porte donc à croire que ce qui fondera d’abord le vote de l’immense majorité des électeurs est un jugement assez global sur l’Europe telle qu’elle s’est faite et telle qu’elle évolue actuellement, sur les perspectives de la voir évoluer dans un sens souhaité, et sur la possibilité qu’un vote positif ou négatif joue en ce sens. Le choix qui nous est offert à l’occasion du référendum constitutionnel implique donc de réfléchir au moins autant au contexte passé et actuel de la construction européenne qu’au texte du projet de Constitution lui-même.

 

1. Le revirement de l’Europe des conditions de travail 

 
Le discours assimilant globalement la construction européenne à un projet historique purement marchand depuis ses origines est contredit par les faits. S’il pouvait être prouvé qu’en aucun cas, depuis ses débuts, l’Europe n’avait rien fait d’autre que de promouvoir l’extension d’un marché sans règles sociales et environnementales, il y aurait en effet de quoi s’inquiéter. Non seulement pour l’idée d’Europe en général, mais aussi sur la capacité, qui serait désespérément nulle, des peuples, des syndicats, ou des forces de gauche, à infléchir une trajectoire libérale conquérante.

Mais on ne peut rien prouver de tel. La construction européenne a été marquée, dans certains domaines et à certaines époques, par des progrès sur le plan social. En matière de droits sociaux, le champ principal de ces progrès est certes circonscrit, mais il est important. Il concerne la santé et la sécurité au travail et l’égalité des hommes et des femmes dans ce domaine. Ce domaine a constitué, avec les politiques des « fonds structurels », le principal fleuron de l’Europe sociale.

Il est vrai que l’objectif de construction et d’élargissement du marché intérieur des biens agricoles puis industriels a été au premier plan, du Traité de Rome (1957) à l’Acte Unique (1986). Mais cet objectif n’est pas un mal en soi. Il peut même être parfaitement légitime au regard d’un rapprochement « par le haut » des niveaux de vie des peuples, si toute une série de conditions sont remplies. Ces conditions incluent notamment des politiques de redistribution des richesses en direction des pays et des régions les plus pauvres (ce qui s’est fait dans une certaine mesure), mais aussi des dispositifs de résorption progressive du « dumping social » fondé sur l’inégalité des droits du travail, de la santé au travail et des conditions d’emploi. Or, sans idéaliser le passé, on peut affirmer que des décisions importantes ont été prises dans ce second domaine au cours de la deuxième moitié des années 1980 et jusqu’en 1992, grâce en particulier à de fortes pressions syndicales et politiques.

 Mais deux tournants se sont ensuite produits. Le premier date de 1987, avec l’entrée en vigueur de l’Acte unique et l’approfondissement du marché intérieur en direction des services (étaient alors surtout visés les services publics). Cette extension du marché était justifiée au nom de la « compétitivité » et, comme toujours, du « consommateur », qui a bon dos quand il s’agit de l’opposer au citoyen et à ses exigences de solidarité et de cohésion sociale. Mais il ne s’agissait que d’un tournant partiel, et qui pouvait laisser des espoirs de « contrepoids » social ultérieur. C’est l’inverse qui s’est passé. 1992 marquera un second tournant, plus radical, comme si le « oui » à Maastricht (position alors défendue par l’auteur de ce texte) avait donné des ailes aux forces libérales.

 
De 1987 à 1992 : une riche production de normes de conditions de travail, de santé et de sécurité au travail

Mais reprenons le film des événements en matière de conditions de travail.

La grande date de l’Europe des conditions de travail est l’Acte Unique, avec son article 118A qui permettait au Conseil d’adopter à la majorité qualifiée des directives visant à l’amélioration des conditions de travail. Comme le rappelle Laurent Vogel, cet article « fut introduit sous la pression du gouvernement du Danemark et des organisations patronales de ce pays, qui y étaient favorables. Elles estimaient que les différences de politique concernant le milieu du travail entre les Etats d’Europe du Nord et ceux d’Europe du Sud avaient pour effet de fausser la concurrence. Ces débats ont été fortement impulsés par les mobilisations sociales de la fin des années 1960 et 1970. » (Laurent Vogel, Revue de la CFDT, avril 1999).

L’ensemble de réglementations européennes adopté entre 1989 et 1992 sur la base de l’article 118A a constitué un acquis incontestable, unique en son genre. Il comprend notamment une importante directive-cadre (1989), qui, avec d’autres directives, réglemente des aspects déterminants de la santé au travail : organisation du temps de travail, santé et sécurité des travailleurs intérimaires et à durée déterminée, et travail des jeunes. Cette production de normes européennes fut alors considérée comme le complément social de la réalisation du marché unique, et d’une certaine façon une condition de son fonctionnement.

Mais, comme on va le voir, la période qui a suivi Maastricht a été caractérisée par de nombreux reculs, y compris sur un point essentiel : la transposition de ces directives dans le droit de chaque État.

Après Maastricht : des acquis menacés ou remis en cause

Afin de suivre l’application du droit européen, la Confédération européenne des syndicats a mis sur pied, en 1989, son propre organisme d’expertise, le Bureau Technique Syndical Européen pour la Santé et la Sécurité, ou BTS. Dans sa lettre d’information de mars 1998, le BTS relève que, « après 1992, l’objectif d’harmonisation en matière sociale a été progressivement relégué à l’arrière-plan. Il s’est produit une forte offensive dérégulationniste justifiée par différentes argumentations. La nécessité de renforcer la compétitivité, l’application du principe de subsidiarité, les difficultés de la mise en application des directives existantes, etc., ont eu pour effet après 1992 d’adopter des mesures généralement d’un niveau médiocre et d’établir une sorte de pause législative alors même que le programme d’élaboration des directives était resté inachevé[2] ». Des régressions sérieuses ont commencé à se produire, notamment avec le projet de directive sur le temps de travail.

 Par ailleurs, l’examen des transpositions nationales des directives de santé au travail montre que la plupart des objectifs n’ont pas été atteints, ou ont parfois été inscrits dans des textes mais n’ont pas été appliqués, parce que, comme le relève le BTS, « les systèmes d’inspection et de sanction sont peu contraignants ».

 Ainsi, poursuit le BTS, il s’est produit à partir de 1992 une « démobilisation de la Commission », qui a très peu accompagné le travail de transposition. De ce fait, les débats liés à la transposition, quand ils ont eu lieu, ont surtout été des débats nationaux. Le patronat a été le grand absent de ces débats, se contenant pour l’essentiel de dénoncer le « coût exorbitant » que représenterait selon lui le respect de la santé et de la vie par les entreprises.

Pourtant, les enquêtes menées par la fondation européenne de Dublin[3] se multiplient pour montrer que la dégradation des conditions de travail est bien réelle. Ainsi Philippe Askenazy peut-il écrire que « des travaux d’ergonomie, de sociologie ou d’économie convergent pour confirmer un mouvement d’intensification du travail caractérisé par un cumul croissant de contraintes physiques et mentales pesant sur le travailleur[4] ». Mais là n’est pas (ou plus) le souci premier de la Commission et des Etats, qui, comme le relève le BTS, ont surtout pour but « d’élaborer un droit flexible en mesure de renforcer la ‘compétitivité’ ou de servir les ‘politiques de l’emploi’ ».

 
2. Les fonds structurels européens minés par le néo-libéralisme depuis la fin des années 1990

L’harmonisation par le haut des règles du travail, de l’emploi et de la protection sociale exige des efforts simultanés de redistribution des richesses et d’appui au développement des pays, régions et territoires « en retard ». L’Europe y a contribué, notamment par ses quatre « fonds structurels », relancés et réformés en 1988, et à nouveau en 1993. C’est certainement, sur le plan des budgets, la contribution majeure de cette période à l’Europe sociale.

Le plus important de ces fonds, le FEDER, existe depuis 1975. Le second, le Fonds social européen (FSE), a été créé en 1971, et relancé en 1983 et 1988 pour combattre le chômage. Dans ce domaine comme dans d’autres, la période allant des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990 a été marquée par une volonté de cohésion sociale et territoriale, assortie de moyens conséquents. D’autant que des fonds nationaux ont, à cette époque, relayé puissamment les fonds européens. Ainsi, si l’on peut dire que, globalement, l’intégration de la Grèce (en 1981), puis de l’Espagne et du Portugal (en 1986) a été un succès et n’a pas été (trop) marquée par une dérive vers le dumping social, on le doit en grande partie au fait que les fonds structurels ont doublé de volume entre 1987 et 1993, et qu’ils ont à nouveau fortement progressé dans la période suivante, à la suite du Conseil d’Edimbourg de 1992 (142 milliards d’écus pour la période 1994-1999, dont 70 % pour l’objectif 1 de contribution au rattrapage de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal et de l’Irlande).

Cette orientation a été fortement remise en cause. L’objectif principal est devenu, surtout depuis les sommets de Lisbonne (2000) et de Göteborg (2001), de « renforcer la compétitivité des régions », les objectifs de cohésion passant au second plan ou étant supposés résulter de la course à la compétitivité (rapport Barnier, 2004). Dans cette course, les Etats membres les plus riches, y compris la France et l’Allemagne, sont devenus de plus en plus pingres en matière de contribution solidaire, ce qui est économiquement stupide pour leur propre développement commercial vers l’est de l’Europe. De plus, le budget européen des politiques de cohésion (les fonds structurels dans leur ensemble) devrait stagner autour de 0,4 % du revenu européen brut d‘ici 2013, alors même que l’élargissement à des pays particulièrement « en retard » exigerait une forte ambition. Ces politiques sont devenues de plus en plus incapables de faire face aux défis de l’Europe sociale. Le néo-libéralisme, c’est cela : moins d’État social, une redistribution minimale, moins de règles, mais plus d’incitation à la compétition de tous contre tous.

Un chiffre indique la pauvreté des efforts actuels de redistribution en faveur du « rattrapage » des pays nouvellement adhérents : « Finalement, compte tenu des contributions des nouveaux entrants au budget communautaire, les paiements nets à destination des nouveaux membres (ce qu’ils reçoivent moins ce qu’ils versent) s'élèveront à 10,5 milliards d’euros pour les trois premières années d'adhésion, soit un coût d'un peu moins de 10 euros par an pour les habitants de l'actuelle Union.[5] » T’aurais pas dix euros pour l’Europe sociale ?

Au cours des dernières années, il a été décidé de cibler le FEDER sur des champs de plus en plus restreints : innovation et économie de la connaissance ; environnement et prévention des risques ; accessibilité (réseaux secondaires, NTIC, PME). Et les Etats riches, dont la France, ont accompagné cette dérive « anti-solidaire ». Ainsi, dans ses documents stratégiques nationaux, l'Etat français (via la DATAR) n'envisage plus que de financer les « pôles de compétitivité » et les « centres d'excellence ». L'imbrication des fonds européens et des fonds nationaux étant très forte, on peut donc s'attendre, en France, à une aggravation des inégalités territoriales (une France à deux vitesses) si l'Etat et l'Europe concentrent tous leurs efforts sur les zones dites de compétitivité, c’est-à-dire les zones déjà les plus productives, les plus riches.

Pour sa part, le FSE, qui conserve certaines vertus, est explicitement devenu un outil au service d’une « Stratégie Européenne pour l’Emploi » de plus en plus libérale, orientée en priorité vers l’objectif de progression du taux d’emploi et non vers la réduction du chômage, mot absent du projet de Constitution. Voici les termes selon lesquels le FSE est désormais présenté par la Commission : « Le FSE oriente ses activités de soutien vers des programmes stratégiques à long terme qui, dans toute l'Europe, aident des régions, en particulier celles en retard de développement, à améliorer et moderniser les qualifications de leur main-d’œuvre et à stimuler l'esprit d'entreprise. De telles mesures encouragent l'investissement national et étranger dans ces régions et permettent à celles-ci d'accroître leur compétitivité et leur prospérité économiques ». Vous avez dit « chômage » ? Le contraste est saisissant entre ces nouvelles orientations et celles qui prévalaient jusqu’en 1993[6] : combattre le chômage « structurel » et le chômage des jeunes.

Le virage néo-libéral a donc fortement marqué ces deux objectifs essentiels de l’Europe sociale : celui de la solidarité entre pays et régions (largement supplanté par l’objectif de compétitivité entre les régions), et celui de la lutte contre le chômage, remplacé à la fin des années 1990 par l’impératif d’élévation du taux d’emploi[7], ce qui n’a pratiquement rien à voir : un pays comme la Finlande, qui a l’un des « meilleurs » taux d’emploi en Europe (68 %), a aussi l’un des taux de chômage les plus élevés (proche de 10 %).

3. Un tournant semblable pour les services publics

 Pendant trente ans, de 1957 à 1987, la Communauté européenne a considéré que les services publics relevaient de la compétence des Etats membres. Le marché commun prévoyait bien la libre circulation des services, mais la Communauté européenne n’a pas légiféré. Trente ans de « tranquillité » qui n’ont pas empêché les services publics, en France, de se moderniser et, bien souvent, de réaliser des performances économiques, technologiques et sociales que bien des pays enviaient. Certes, nos services publics ne sont pas parfaits, notamment sur le plan de la participation des usagers, les orientations ayant parfois été confisquées par les corps d’ingénieurs. Mais de tels dysfonctionnements n’ont aucune chance d’être réduits par la privatisation, bien au contraire.

 Les contradictions du projet communautaire se lisent dans les déclarations de Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne, qui lançait dans Le Monde (17 octobre 2002) un vibrant hommage au « niveau d'efficacité des services publics français ». Pour Prodi, les services publics sont « la force de la France » et il estimait qu’il « serait bon que des pays imitent cette efficacité »... sous réserve toutefois que cela « ne suscite pas de réactions négatives dans d'autres pays qui respectent les règles de la concurrence ». On peut dire que cette déclaration embarrassée et démagogique reflète bien les orientations dominantes de la Commission européenne. Oui, les services publics français sont (ou étaient, car cela se dégrade) parmi les meilleurs, mais il faut qu'ils changent pour s'aligner sur les règles concurrentielles des autres pays, ou de certains d'entre eux. Toute l'histoire des grands textes européens depuis la fin des années 1980 relève de ces pressions faisant de la concurrence le principe incontournable, et des missions de service public (devenus services d’intérêt économique général, SIEG) un appendice bien ennuyeux qu'il faut réduire ou contourner.

Le traité dit de l’Acte unique (1986) marque une première rupture. L’un de ses objectifs est la réalisation du projet de marché intérieur avant le 1er janvier 1993 (article 8A du Traité instituant la Communauté européenne), notamment à travers la mise en œuvre des « quatre libertés » : libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Dès cette date s’engage donc un vaste processus de libéralisation des services publics, secteur par secteur. La période qui suit le traité de Maastricht (1992) va, ici aussi, marquer une accélération néo-libérale, sous forte influence britannique, après la période Thatcher qui a pourtant produit des effets catastrophiques au Royaume-Uni (chemins de fer, énergie, poste...).

 
Depuis la fin des années 1980, la libéralisation des services publics est l’alpha et l’oméga de la Commission et de l’Union

Un vaste ensemble de directives (lois) ont organisé la libéralisation de tous les grands secteurs. Ainsi, les transports maritimes, aériens, routiers puis fluviaux ont-ils été totalement libéralisés entre 1986 et 2000. Les télécommunications ont connu une libéralisation très importante en janvier 1998. Le transport ferroviaire a été libéralisé à partir de 2001 en plusieurs séries successives de textes qui ont permis une concurrence totale dans le domaine des marchandises (fret), la libéralisation du transport des voyageurs étant actuellement en discussion. La poste a connu un accroissement régulier de la concurrence, ouverte à tous les envois de plus de 50 g dès 2006 (20 % du marché), et qui sera totale en 2009. Enfin, le monopole d’EDF et GDF disparaîtra définitivement en 2007.

Dans aucun domaine, peut-être, le virage néo-libéral des années 1990 n’est plus clair que dans celui des services publics dits « de réseau », c’est-à-dire ceux qui reposent sur une lourde infrastructure (énergie, communications, chemin de fer). Mais, si un coup d’arrêt n’est pas donné – et une occasion unique se présente avec le référendum – les années à venir seront pires, car c’est désormais l’ensemble des services marchands ou pouvant le devenir (c’est-à-dire presque tous les services) qui sont dans le collimateur de la Commission, de l’AGCS (accord général sur le commerce des services) et du patronat : la santé, l’éducation, la culture, la protection sociale, etc.

 

Conclusion : de bonnes raisons de voter « non »

En votant « non » au texte qui nous est proposé, il s’agit avant tout de dire « non » au contexte : le virage néo-libéral qui a marqué l’histoire de la construction européenne au cours des années 1990. Le texte est d’ailleurs parfaitement représentatif du contexte qui l’a vu naître. Il le constitutionnalise. C’est un écrit qui, en particulier dans sa volumineuse partie III, organise le libéralisme de façon obsessionnelle.

Or qui peut croire qu’en continuant sur la base des dernières années et en se prononçant pour un texte avant tout défendu par les responsables du virage néo-libéral en Europe, on serait en meilleure posture qu’en le mettant en échec ? Comment peut-on espérer, par exemple, qu’en s’inscrivant dans le cadre de cette Constitution et en continuant le jeu d’un lobbying bruxellois de plus en plus défavorable aux salariés, on donnera un coup d’arrêt à la dégradation en cours du droit du travail, de la santé au travail et des normes de protection sociale en Europe ? Comment ne pas voir que, ces dernières années, les organisations syndicales ou les groupes de défense des services publics pratiquant le lobbying n’ont cessé d’avaler des couleuvres ? Et qu’il en est de même des défenseurs d’une plus grande solidarité entre les pays et les territoires en Europe ?

En mars 2004, un appel pour un « Traité de l’Europe sociale », mis au point notamment par Michel Rocard et Pierre Larrouturou (animateur de l’« Union pour l’Europe sociale »), circulait en France. Il est reproduit en annexe de ce chapitre. Il était signé par un large éventail de personnalités de gauche, allant de Susan George, René Passet ou José Bové à nombre de dirigeants, députés et euro-députés verts, socialistes (d’Henri Emmanuelli à Julien Dray et Jacques Delors) et communistes, en passant par des responsables syndicaux et associatifs, dont l’Abbé Pierre. Cet appel était proposé à la Convention pour inclusion dans le texte de la Constitution européenne. Les signataires, dont je fais partie, sont aujourd’hui partagés entre le « oui » et le « non ». Force est pourtant de constater qu’aucune des propositions de ce traité de l’Europe sociale n’a été prise en compte. Ceux des signataires qui militent pour le « oui » peuvent-ils nous expliquer en quoi l’adoption de cette Constitution, dont le contenu social et environnemental est à l’opposé de ce qu’ils souhaitaient il y a un an, nous permettra de sortir du cercle vicieux actuel ? Ce cercle vicieux était d’ailleurs déjà dénoncé en mars 2004 par « l’Union pour l’Europe Sociale » dans les termes suivants :

 « ‘Votez Oui à Maastricht et on se remettra au travail tout de suite sur l'Europe sociale’ affirmait Jacques Delors quelques jours avant le référendum sur Maastricht. Il reconnaissait que le Traité était très insuffisant en matière sociale mais demandait aux citoyens de ne pas casser la dynamique européenne. Le Oui l'avait emporté d'extrême justesse. Dix ans plus tard, alors que la crise sociale s'aggrave dans tous les pays d'Europe, alors que des millions d'Autrichiens, d'Italiens et de Français sont descendus cette année dans les rues pour dénoncer la régression sociale qu'on veut leur imposer - au nom de ‘Bruxelles’ ou de ‘Maastricht’ - l'argument ‘faites nous confiance, on va se mettre au travail’ ne portera plus. Il faut d'urgence inclure dans la Constitution un vrai Traité social.
Si nous ne voulons pas que le Non l'emporte aux référendums prévus pour sa ratification, si nous ne voulons pas que l'Europe reste une zone de libre-échange sans puissance politique, nous devons améliorer très nettement le projet de Constitution européenne. »

 
Ce texte débutait par un avertissement judicieux :

« D'ici 30 ou 40 ans, quelle autre occasion aurons-nous de réorienter la Construction européenne ? Europe sociale : Il est temps d'agir ! »

 Il est temps d’agir, et nous avons une occasion de le faire, de façon spectaculaire. Il n’y en aura pas d’autre avant longtemps. Il y a évidemment dans le « non » un pari sur l’avenir. Mais qu’a-t-on à perdre ? Entre la quasi-certitude que le « oui » fera plaisir avant tout aux libéraux et aux sociaux-libéraux, et une chance assez unique de renforcer les mobilisations contre le virage néo-libéral en Europe, les citoyens qui pensent encore que l’Europe a un rôle à jouer dans le monde comme « contre-modèle » s’opposant au modèle anglo-saxon ont un rendez-vous à ne pas manquer.

 

 

Annexe

 

Projet de Traité de l'Europe sociale (mars 2004)

 

Ce texte est à insérer dans la Partie III du Traité constitutionnel en négociation (intitulée Les politiques et le fonctionnement de l'Union). Il en constitue le Titre III.

 

Nous, Peuples unis d'Europe, ne pouvons pas accepter plus longtemps de laisser la précarité, la pauvreté et l'exclusion mettre à bas notre cohésion sociale et les fondements même de nos démocraties. L'histoire de notre continent a montré que l'injustice sociale peut provoquer des ravages considérables et peut même déboucher sur des périodes d'horreur. « Les mêmes causes produisent les mêmes effets » dit-on… Nous ne voulons pas que nos enfants soient condamnés à vivre dans une société de précarité. Nous ne voulons pas que nos enfants connaissent l'horreur, que ce soit sur notre territoire ou ailleurs sur la planète.

Au nom de la dignité humaine, au nom des valeurs qui animaient ceux qui, au siècle dernier, ont décidé de reconstruire la paix, nous décidons ensemble de tout faire pour construire une société de bien-être social, une société d'épanouissement personnel et de cohésion sociale

 

Article 1. Nous nous donnons dix ans pour parvenir à ces 5 objectifs :

- un emploi pour tous : un taux de chômage inférieur à 5 %;

- une société solidaire : un taux de pauvreté inférieur à 5 %;

- un toit pour chacun : un taux de mal logés inférieur à 3 %;

- l'égalité des chances : un taux d'illettrisme à l'âge de 10 ans inférieur à 3 %;

- solidarité avec les peuples du Sud : une aide publique au développement supérieure à 1 % du PIB.

Des sanctions comparables à celles infligées aux pays qui ne respectent pas les critères de Maastricht seront appliquées aux États qui ne satisferaient pas ces critères sociaux en 2015.

 

Article 2. Pour faciliter l'atteinte de cet objectif de cohésion sociale, la politique menée par la Banque centrale européenne (BCE) poursuit un double objectif : lutter contre l'inflation et soutenir la croissance. Ces deux objectifs sont d'égale importance. Afin d'assurer la meilleure coordination possible entre la politique monétaire et les autres dimensions d'un policy mix favorable à la cohésion sociale, une loi cadre définira les modalités de dialogue de la BCE et de la Commission.

 

Article 3. La règle de la majorité qualifiée s'applique pour les décisions ayant trait à l'harmonisation des fiscalités.

 

Article 4. La construction de l'Union ne peut se faire par le marché seul. L'intérêt général ne peut être la somme des intérêts privés qu'exprime le marché. Le long terme, le développement durable, le respect des droits fondamentaux comme la cohésion des territoires ne peuvent être durablement assurés par les règles de la concurrence. Voilà pourquoi l'Union reconnaît, à égalité avec le principe de concurrence, le principe d'intérêt général et l'utilité des services publics. L'Union veille au respect du principe d'égalité d'accès aux services d'intérêt général pour tous les citoyens et résidents. Elle s'attache, avec les Etats membres, chacun dans le cadre de ses compétences, à promouvoir les services d'intérêt général en tant que garants des droits fondamentaux, éléments du modèle social européen et liens d'appartenance à la société de l'ensemble des citoyens, citoyennes et résidents.

Chaque Etat membre est tenu de garantir l'accès à des services d'intérêt général de qualité à tous les citoyens et résidents. Chaque Etat membre est tenu d'en assurer le fonctionnement et le financement. Une loi cadre européenne précisera ces principes au niveau de l'Union.

L'Union veille au respect du principe de subsidiarité et de libre administration des collectivités locales.

 

Article 5. Le Parlement européen est chargé d'élaborer une Charte du développement durable qui sera intégrée dans le Traité constitutionnel comme l'est la Charte des droits fondamentaux. Cette Charte du développement durable doit être adoptée avant 2009.

 

Article 6. L'Europe reconnaît le droit des peuples à l'autosuffisance alimentaire. Dès l'adoption de cette Constitution, l'Union doit mettre en cohérence avec ce principe ses positions dans les négociations internationales. Arrêt des exportations subventionnées, régulation des volumes et des prix des grandes productions… en cohérence avec ce principe, l'Union doit réformer sa propre politique agricole dans l'année qui suit l'adoption de ce Traité constitutionnel.

 

Article 7. La politique commerciale de l'Union est fondée sur les principes de réduction des inégalités, de solidarité et de développement durable. Chaque année, le Parlement européen débat du bilan de la politique commerciale de l'Union et de ses objectifs.



[1] Voir par exemple : ATTAC, Cette constitution qui piège l’Europe, Mille et Une Nuits.

[2] Voir également la lettre d’information d’avril 2004 sur le site du BTS (http://tutb.etuc.org/fr).

[3] www.fr.eurofound.eu.int.

[4] « Santé et sécurité au travail : diagnostic économique et réformes », Droit social, septembre 2004, p. 860.

[5] Site de la documentation Française, thème du coût de l’élargissement (http://www.ladocfrancaise.gouv.fr/).

[6] Voir sur le site de la Commission : ESF : The 1993 Review (en anglais uniquement).

[7] Le taux d’emploi est défini, de façon très discutable, comme la part des personnes ayant un emploi dans la population des 15-65 ans. L’objectif de taux d’emploi maximal est un encouragement fort à mettre au travail les jeunes dès l’âge de 15 ans, et à repousser l’âge de la retraite au-delà de 60 ans, des mesures qui peuvent très bien entrer en contradiction avec l’objectif de réduction du chômage.


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