La
« constitution européenne » et le
modèle social européen : et
maintenant l’Europe sociale-libérale ? Bruno
Amable et Stefano Palombarini « le peuple étant moins sujet
à se
tromper qu’un prince, on peut se fier davantage à lui
qu’à ce dernier. » Machiavel Une
partie des débats relatifs au Traité établissant
une Constitution
pour l’Europe (TéCE) tourne autour de l’orientation
néo-libérale de ce Traité
et des obstacles qu’il mettrait non seulement à
l’approfondissement mais aussi
à la survie d’un modèle social
européen
différent du modèle de société, ou plus
modestement du modèle économique, des
Etats-Unis par exemple. Traiter, ne serait-ce que partiellement de
cette
question nécessite de préciser ce qu’on entend par
« modèle social européen ».
Si on prend l’expression au pied de
la lettre, on restreint le modèle européen à la
seule dimension sociale. Ce qui
distinguerait l’Europe (continentale) des Etats-Unis serait le niveau
de
protection sociale : assurance maladie, indemnités
chômage, retraites,
prestations pour la famille et les handicapés… Dans un sens plus
large, ce
qu’on désigne comme modèle social européen fait
référence à un certain nombre
d’institutions parmi lesquelles figurent un marché du travail
régulé (par le
droit) où les salariés jouissent d’une certaine
protection de l’emploi, où les
négociations salariales se font dans un cadre prenant en compte
le rôle des
syndicats, un système financier s’appuyant pour une large part
sur les
intermédiaires financiers, permettant aux firmes plus
d’indépendance vis-à-vis
des marchés financiers, des marchés de produits
réglementés, un système
éducatif principalement public ou encore un secteur de service
public
important. En revanche, le modèle néo-libéral,
caractéristique des économies
anglo-saxonnes comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, repose sur des
marchés
déréglementés, une faible protection légale
des salariés, un rôle mineur des
syndicats, des marchés financiers puissants et un secteur public
très réduit. L’opposition
entre ces modèles de capitalisme fait intervenir les
liens entre les différentes formes institutionnelles. Ainsi la
concurrence
joue-t-elle un rôle crucial dans le modèle
néo-libéral. Sur les
marchés de produits, la concurrence rend les firmes plus
sensibles aux chocs économiques, qui ne peuvent pas être
entièrement absorbés
par des ajustements des prix et doivent donc s’accompagner
d’ajustements en
quantité, et par conséquent des ajustements sur le volume
d’emploi. Ceci
implique que la compétitivité des firmes repose en partie
sur la flexibilité de
l’emploi qui permet des réactions rapides aux conditions
changeantes du marché.
Le développement des marchés financiers,
c’est-à-dire un mode de financement
plus « liquide » que la finance
intermédiée (les banques), contribue
aussi à cette capacité des firmes de s'adapter à
un environnement compétitif
changeant. Ces marchés fournissent aussi aux agents une large
gamme
d'instruments de diversification du risque qui sont
particulièrement les
bienvenus en l'absence d’un système de protection sociale
développé. La
cohérence du modèle néo-libéral
résulte alors des complémentarités entre ces
diverses formes institutionnelles. On
retrouve des complémentarités d’un autre ordre dans le(s)
modèle(s)
européen(s). Si on regarde les économies nordiques, on
constate que les
exigences de flexibilité sont satisfaites à l’aide de
mécanismes qui ne
reposent pas, ou pas entièrement, sur la régulation
marchande. Une forte pression
de la concurrence extérieure exige certes une
certaine flexibilité de la main-d'oeuvre. Mais cette
flexibilité n'est pas
simplement réalisée au moyen de licenciements et
d’ajustements de marché. La
protection des investissements spécifiques des employés
(formation, compétence,
effort…) est réalisée par un mélange de protection
modérée de l'emploi, un haut
niveau de protection sociale et l'accès facile à la
formation qui permet aux
travailleurs de renouveler leurs compétences. Un système
de négociations
salariales coordonnées permet une fixation du salaire
fondée sur la solidarité
qui contraint l’échelle des salaires, limites les
inégalités de revenus et
favorise l'innovation et la recherche de la productivité. Pour
les économies
d’Europe continentale comme la France ou l’Allemagne, la protection de
l'emploi
est plus grande mais la protection sociale est moins
développée. Un système
financier centralisé facilite l’élaboration de
stratégies à long terme pour les
entreprises. Les négociations salariales sont coordonnées
et une politique de
salaire fondée sur la solidarité est
développée, mais à un degré moindre que
dans les pays nordiques. Bref,
le modèle européen possède une certaine
diversité en son sein,
mais sa cohérence repose sur un certain nombre de traits qui le
distinguent
nettement du modèle néo-libéral qui
caractérise les économies anglo-saxonnes.
Ce modèle européen a subi des transformations importantes
au cours de la
dernière décennie : les marchés financiers
ont pris une importance
croissante dans la détermination des stratégies des
firmes non financières, les
relations stables entre banque et industrie ont eu tendance à se
défaire, les
marchés du travail ont été pour partie
déréglementés et la protection sociale a
dû subir des mesures d’austérité. Une
partie des problèmes du modèle européen est aussi
liée au
processus d’unification européenne lui-même. Alors que
l’unification des
marchés de produits, de capitaux et bientôt de services
poursuit son cours,
alors que l’unification monétaire implique une politique
monétaire commune et
des restrictions aux politiques budgétaires menées par
chaque Etat, il n’existe
pas de processus d’unification dans les autres domaines
institutionnels :
pas de centralisation des négociations entre salariés et
employeurs au niveau
européen ni même de coordination, pas d’harmonisation des
systèmes de
protection sociale et surtout pas d’harmonisation fiscale. Il est donc
pour
l’instant impossible de reproduire au niveau de l’Union le
modèle de
capitalisme que certains pays européens ont réussi
à établir au niveau
national. L’absence de mécanismes de coordination ou de
centralisation au
niveau européen alors même que les marchés sont,
eux, unifiés ou en voie de
l’être pose le problème de la concurrence entre les
systèmes et de la marche
vers le moins-disant social ; cette concurrence est susceptible
à terme de
mener au démantèlement du modèle social
européen. Dans
la perspective d’apprécier le rôle que peut jouer le
TéCE dans la
stabilisation ou, au contraire, la déstabilisation du
modèle européen, nous
pouvons isoler un certain nombre de points sur lesquels contribuer au
débat sur
le caractère néo-libéral de la
« constitution européenne ». Le
premier est la concurrence, dont on a vu la place centrale qu’elle
tient dans
la cohérence du modèle néo-libéral ;
cette concurrence concerne à la fois
les marchés de produits et les marchés de capitaux. Le
deuxième point est la
protection sociale, la protection de l’emploi et plus
généralement la
régulation du marché du travail. Le troisième
point concerne les services
publics, le quatrième la politique économique. 1.
La concurrence La
concurrence apparaît, à la lecture du TéCE, comme
un des principes
les plus fondamentaux (si ce n’est le plus important) de l’Union
Européenne.
L’article I-3 (les objectifs de l’Union) rappelle ainsi que l’Union
offre à ses
citoyens un marché intérieur où la concurrence est
libre et non faussée. Cette insistance sur
le caractère libre de la concurrence annonce
des
difficultés à venir pour les tentatives de
réglementer les marchés, alors même
que cette réglementation est un élément clé
du modèle européen. La
définition précise de ce qui est
susceptible de fausser la concurrence n’est pas donnée, mais on
peut tout de
suite penser aux aides publiques (interdites par l’article III-167).
Cela
pèsera inévitablement sur les tentatives de mettre en
œuvre des politiques
industrielles, lesquelles devront se limiter au
« pré-concurrentiel ». L’article
suivant est aussi une consécration du principe de
concurrence. Parmi les libertés fondamentales (article I-4),
figure ainsi non
seulement la libre circulation des personnes, mais aussi celle des
services,
des marchandises et des capitaux. Cette
prépondérance de la concurrence sans entrave est
rappelée dans
de nombreux articles. Le cas le plus caricatural est celui de l’article
III-132
qui stipule que : « Les États membres se
consultent en vue de prendre
en commun les dispositions nécessaires pour
éviter que le fonctionnement du marché
intérieur ne soit affecté par les
mesures qu'un État membre peut être appelé à
prendre en cas de troubles
intérieurs graves affectant l'ordre public, en cas de guerre ou
de tension
internationale grave constituant une menace de guerre, ou pour faire
face aux
engagements contractés par lui en vue du maintien de la paix et
de la sécurité
internationale. » Donc, même face à la guerre,
le plus urgent est de
préserver la concurrence. Même dans un éventuel
« état d’exception »,
la possibilité de limiter le degré de concurrence doit
être soustraite à la
souveraineté, nationale et communautaire. Il
est alors normal d’imaginer que la libre concurrence, y
compris sur
le marché des services, ne puisse être remise en question
par les choix
politiques en période « normale ». Et en
effet, l’ensemble du TéCE
fait du libre marché une règle de jeu et non pas un objet
de décision
politique. Le
TéCE invite même les Etats à aller plus loin que ce
qui est exigé,
et qui n’est déjà pas négligeable, en suivant les
recommandations de la
Commission (l’établissement des règles de la concurrence
est un des domaines de
compétence exclusive de l’Union, article I-13).
L’article III-148 indique donc que : « Les
États membres
s’efforcent de procéder à la libéralisation des
services au-delà de la mesure qui est
obligatoire en vertu de la loi-cadre
européenne […] La Commission adresse aux États membres
intéressés des
recommandations à cet effet. » (souligné
par nous). Ce que le TéCE définit donc n’est
pas seulement un état de la
concurrence, mais un véritable principe dynamique. La Commission
est autorisée
par le TéCE à pousser les Etats vers plus de concurrence.
Cela jette une
certaine lumière sur les relations entre le TéCE et les
directives
« scandaleuses » comme le projet portant sur la
libéralisation des
services (dite « directive Bolkestein »). Les
mouvements de capitaux sont bien sûr libéralisés
à l’intérieur des
frontières communautaires, mais des objectifs précis sont
posés en ce qui
concerne les mouvements avec des pays tiers. « Le Parlement
européen et le
Conseil s'efforcent de réaliser l'objectif de libre circulation
des capitaux entre
États membres et pays tiers, dans la plus large mesure possible
et sans
préjudice d'autres dispositions de la Constitution »
(III-157, 2), et
toute éventuelle mesure qui constituerait « un recul
dans le droit de
l'Union en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de
capitaux à
destination ou en provenance de pays tiers »
nécessite de l’approbation
unanime du Conseil (III-157, 3) : les portes aux mouvements des
capitaux
seront ainsi bien plus faciles à ouvrir qu’à refermer. Il
s’agit donc là de la
poursuite du mouvement de libéralisation financière dont
les conséquences pour
le modèle européen ont déjà
été maintes fois analysées. Un
argument courant est de dire que le primat de la concurrence
figurait déjà dans le Traité de Rome. C’est
oublier que celui-ci date de 1957
(12 ans après la fin de la deuxième guerre mondiale) et
que le contexte était
alors bien différent de celui de 2005. Un demi-siècle
d’application des
principes de concurrence ont déjà considérablement
transformé les économies
européennes. La poursuite du mouvement implique
précisément que les économies
de l’Union ne resteront pas inchangées. La question est alors de
savoir si les
populations de l’Union souhaitent encore plus d’application du principe
de
concurrence ou non. Il faut aussi souligner que ce principe n’exerce
ses pleins
effets que depuis l’Acte Unique (1986) et l’achèvement du grand
marché (1992).
Et on a pu voir à quel point les économies de l’Europe
continentale ont été
transformées depuis ces dates. 2.
La protection sociale et le
marché du travail Il
est fait grand cas dans les débats sur le projet de constitution
européenne de la mention faite à une « économie
sociale de marché ». Cela témoignerait
selon certains (le « oui
de gauche ») de la reconnaissance explicite du modèle
social européen.
Pourtant, il ne s’agit pas d’une reconnaissance très
marquée. Dans l’article
I-3, l’«économie sociale de
marché » est mise sur le même plan que la
« stabilité des
prix ». Cela pourrait rassurer quand on pense au rôle
que joue la lutte contre l’inflation dans
la
construction européenne, mais cette stabilité des prix
est garantie par une
institution puissante et indépendante, la Banque Centrale
Européenne. Il
n’existe rien de tel pour l’économie sociale de marché. Par
ailleurs, ce que recouvre cette économie sociale de
marché n’est
précisé nulle part si ce n’est en référence
aux droits sociaux
fondamentaux ; il y a des références au
progrès social (toujours dans
l’article I-3) ou à la lutte contre l’exclusion ailleurs
dans le TéCE,
mais ces objectifs n’ont rien de contraignant et doivent
évidemment être
compatibles avec la concurrence libre et non faussée. L’article
III-177 prend
en compte la garantie d’une protection sociale
« adéquate » aux
politiques et actions visées à la partie III du
TéCE (celles qui traitent de la
politique économique). Autant le
respect
de la concurrence est obligatoire, autant tout ce qui est du domaine
social
repose sur le « dialogue » entre
« partenaires sociaux »,
dialogue qui n’est qu’encouragé ou
« facilité » (I-48). En quoi ce
« dialogue » peut-il constituer un
élément de soutien du modèle
européen ? En rien car aucune contrainte ni aucun droit
collectif n’est
attribué aux salariés. Les
questions de protection sociale sont laissées aux Etats, ce qui
peut d’un certain point de vue se percevoir comme une
sécurité car la
Commission ne peut pas imposer un démantèlement de la
protection sociale ;
mais tout est fait pour que la concurrence organise la convergence et
l’harmonisation, et certainement pas vers le haut :
« l'Union et les
États membres […] estiment qu'une telle évolution
résultera tant du
fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera
l'harmonisation des systèmes
sociaux, que des procédures prévues par la Constitution
et du rapprochement des
dispositions législatives, réglementaires et
administratives des États
membres. » (III-209). Par
ailleurs, il serait illusoire de penser que la charte des droits
fondamentaux (intégrée dans la partie II du TéCE)
puisse servir de protection
contre l’introduction du modèle néo-libéral en
Europe. Le modèle néo-libéral de
capitalisme n’est pas contraire aux droits fondamentaux tels qu’ils
sont
inscrits dans le TéCE (pas forcément en tous cas).
Après tout, le citoyen
européen aura bien le droit de chercher un emploi et même
de travailler
(II-75). L’Union se contente de « reconnaître et
respecter » le droit
d'accès aux prestations de sécurité sociale et aux
services sociaux ou celui à
une aide sociale et à une aide au logement (II-94). Cela
signifie que ces droits
ne sont pas directement menacés là où ils
existent, mais qu’à la différence de
la concurrence libre et non faussée, il ne s’agira pas de les
faire appliquer
dans toute l’Union de manière contraignante. La
Charte des droits fondamentaux ne peut pas servir de garde-fou
contre le modèle néo-libéral, elle ne permet pas
d’imposer quoi que ce soit en
aux Etats membres dans les domaines de compétences des
Etats. Or, la
politique sociale est principalement du domaine des Etats. Elle ne peut
au
mieux qu’être un domaine partagé entre les Etats et
l’Union (I-14) mais
uniquement pour les aspects définis dans la partie III du
TéCE, que nous allons
examiner. Si
la politique sociale et de l’emploi reste du domaine de la
souveraineté nationale, tout transfert futur de
compétences au niveau
communautaire est interdit ou très strictement limité.
Ainsi l’art. III-209
précise-t-il que, dans ces domaines, « l'Union et les
États membres
agissent en tenant compte de la diversité des pratiques
nationales, en
particulier dans le domaine des relations conventionnelles, ainsi que
de la
nécessité de maintenir la compétitivité de
l'économie de l'Union. » Donc
pas de politique communautaire active en ce domaine, et même une
interdiction
formelle « de toute harmonisation des dispositions
législatives et
réglementaires des États membres »
(art.III-210,2) ; encore une fois,
l’harmonisation se fera par le jeu du marché, ce qui laisse
présumer qu’elle se
fera difficilement vers le haut. L’art.
III-210 spécifie les pouvoirs communautaires en matière
de
politique sociale. On peut ainsi lire que sur la
« santé et la sécurité
des travailleurs », « les conditions de
travail », « la
sécurité sociale et la protection sociale des
travailleurs », « la
protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de
travail »,
« l'information et la consultation des
travailleurs », « la
représentation et la défense collective des
intérêts des travailleurs et des
employeurs », « les conditions d'emploi des
ressortissants des pays
tiers », « l'intégration des personnes
exclues du marché du
travail », et « l'égalité entre
femmes et hommes en ce qui concerne
leurs chances sur le marché du travail et le traitement dans le
travail »,
une loi-cadre européenne « peut établir des
prescriptions minimales
applicables progressivement, compte tenu des conditions et des
réglementations
techniques existant dans chacun des États membres. Elle
évite d'imposer des
contraintes administratives, financières et juridiques telles
qu'elles
contrarieraient la création et le développement de
petites et moyennes
entreprises. ». Ce n’est pas grande chose, c’est même
très peu, mais, en
faisant preuve d’optimisme, on pourrait voir dans cet article la
brèche
(« les prescriptions minimales applicables
progressivement » qui ne
doivent surtout pas contrarier le développement des PME) pour
une future
politique sociale européenne. Cependant, les
« constitutionnalistes »
se sont empressés de tuer immédiatement tout espoir en ce
sens. Pour qu’une
telle loi-cadre puisse s’appliquer à la sécurité
sociale et la protection
sociale des travailleurs, leur protection en cas de licenciement, leur
représentation et défense collective, ainsi qu’aux
conditions d’emploi de
travailleurs extra-communautaires, il est prévu qu’elle soit
« adoptée par
le Conseil statuant à l'unanimité »
(art.III-210, 2), ce qui donne
évidemment un pouvoir de blocage à tout Etat voulant
pratiquer une politique de
dumping social. Donc
pour résumer, en matière de politique sociale, tout ce
que pourra
l’Union, sera d’établir des « prescriptions
minimales »,
« applicables progressivement », et qui ne
feraient pas obstacle au
développement des PME, sous conditions d’unanimité des
Etats membres,
l’harmonisation en ce domaine étant attendue comme le
résultat de la pression
concurrentielle. Mais la limitation de la souveraineté
communautaire n’était
pas à l’évidence encore suffisante aux yeux des
« constitutionnalistes », qui se sont senti
obligés d’exclure
formellement tout pouvoir de l’Union, y compris le pouvoir
dérisoire que nous
venons d’indiquer, aux
« rémunérations », au
« droit
d’association », « au droit de
grève » et « au droit de
lock-out » (art. III-210, 6). Donc à
Constitution inchangée, il ne pourra jamais y avoir, quelle
que soit la
majorité politique et son poids en Europe, d’intervention
législative
communautaire dans ces matières, même en présence
d’unanimité des Etats-membres
et même s’il s’agissait d’établir seulement des
« prescriptions
minimales ». En
fait, c’est une protection sociale caractéristique du
modèle
néo-libéral qui se profile : des marchés
« libres et non
faussés » qui donnent lieu à de grandes
inégalités de revenus, lesquelles
sont corrigées par l’assistance aux plus démunis. Cette
conception minimale de
la protection sociale (comme filet de sécurité) est celle
des Etats-Unis ;
elle implique un niveau minimal de redistribution, uniquement à
destination des
« exclus ». Elle oblige la grande partie de la
population à avoir
recours à des mécanismes d’assurance privée,
lorsqu‘elle peut se le permettre. 3.
les services publics La
reconnaissance des services d’intérêt économique
général est faite
dans l’article III-122. Mais cette reconnaissance est loin d’être
celle tant
vantée par certains des défenseurs du TéCE. L’art.
III-166, 2, statue que
« Les entreprises chargées de la gestion de services
d'intérêt économique
général ou présentant le caractère d'un
monopole fiscal sont soumises aux
dispositions de la Constitution, notamment aux règles de
concurrence, dans la
mesure où l'application de ces dispositions ne fait pas
échec à l'accomplissement
en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a
été impartie. » D’abord,
soulignons que l’article parle des services économiques d’intérêt
général et non pas des services publics tout court, ce
qui n’est pas sans poser
des problèmes d’interprétation (quid de l’école et
de l’instruction publique
par exemple ?). Ensuite, tout est une question
d’évaluation. Si on estime
que l’ouverture à la concurrence « ne fait pas
échec à l'accomplissement
en droit ou en fait de la mission particulière »
attribuée à une
entreprise de service public, l’ouverture à la concurrence doit
se
faire ; elle peut être évitée dans le
cas contraire, le choix de
garder une situation de monopole demeurant bien évidemment dans
le deuxième cas
de compétence du gouvernement national concerné. Mais ce
pouvoir de décision
national est lui-même soumis à l’évaluation sur les
effets de l’ouverture à la
concurrence, une évaluation qui rentre dans non pas dans ses
compétences, mais
dans celles de la Commission (art.III-166, 3). Autrement dit, si la
Commission
estime que la libéralisation d’un secteur auparavant soumis
à un régime de
monopole n’entrave pas la réalisation de la mission de service
public,
l’ouverture à la concurrence devient obligée. Il est donc
faux d’affirmer que
le TéCE, s’il était adopté, permettrait à
la France ou à tout autre pays de
défendre ses services publics ; au contraire, il confierait
leur avenir au
bon vouloir de la Commission. 4.
la politique économique Sur
la politique industrielle, l’art. III-167 pose de fortes
limitations : sauf dérogation prévue par la Constitution
elle-même, sont
interdites les « aides accordées par les États
membres ou au moyen de
ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou
qui menacent
de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou
certaines
productions ». Parmi les dérogations prévues,
on remarquera à coté des
« aides à caractère social octroyées
aux consommateurs
individuels » et des « aides
destinées à remédier aux dommages
causés par les calamités naturelles ou par d'autres
événements
extraordinaires », les « aides octroyées
à l'économie de certaines
régions de la République fédérale
d'Allemagne affectées par la division de
l'Allemagne ». En gros, la Constitution reconnaît
à l’Allemagne et à elle
seule la pleine souveraineté en matière de politique de
développement régional.
Les autres Etats membres sont soumis au contrôle de la
Commission : si
« la Commission constate qu'une aide accordée par un
État membre ou au
moyen de ressources d'État n'est pas compatible avec le
marché intérieur aux
termes de l'article III-167, ou que cette aide est appliquée de
façon abusive,
elle adopte une décision européenne visant à ce
que l'État membre intéressé la
supprime ou la modifie dans le délai qu'elle
détermine » (art.III-168, 2).
Contre l’avis de la Commission, un Etat membre a un seul recours pour
légitimer
sa politique d’aide : obtenir l’unanimité du Conseil :
« Sur
demande d'un État membre, le Conseil peut adopter à
l'unanimité une décision
européenne selon laquelle une aide, instituée ou à
instituer par cet État, doit
être considérée comme compatible avec le
marché intérieur » (art.III-168,
2). Sur
la politique monétaire et la politique de change,
le
traité constitutionnalise le statut de la BCE, laquelle a donc
pour objectif
essentiel « la stabilité des prix » et,
seulement dans la mesure où
cela ne comporte pas « préjudice de cet objectif, de
soutenir les
politiques économiques générales dans l'Union,
conformément au principe d'une
économie de marché ouverte où la concurrence est
libre. » L’article
conclut en soulignant que « Cette action des États
membres et de l'Union
implique le respect des principes directeurs suivants: prix stables,
finances
publiques et conditions monétaires saines et balance des
paiements
stable. » (art III-177) . Cette
idée d’une politique budgétaire
« saine »,
c’est-à-dire en équilibre (ce qui implique qu’une
politique de déficit-spending serait malade…) est présente dans l’ensemble des
articles concernant la politique budgétaire, jusqu’à
l’art. III-184,2 qui, de
façon involontairement ironique, statue que « La
Commission surveille
l'évolution de la situation budgétaire et du montant de
la dette publique dans
les États membres pour déceler les erreurs
manifestes ». Enfin,
le TéCE consacre la concurrence des systèmes sur le mode
libéral en consacrant la concurrence fiscale. Encore une fois
(c’est une
constante dans le texte soumis à referendum), l’article II-171
paraît ouvrir
une possibilité de lutte contre le dumping fiscal lorsqu’il
indique que :
« Une loi ou loi-cadre européenne du Conseil
établit les mesures
concernant l'harmonisation des législations relatives aux taxes
sur le chiffre
d'affaires, aux droits d'accises et autres impôts indirects, pour
autant que
cette harmonisation soit nécessaire pour assurer
l'établissement ou le
fonctionnement du marché intérieur et éviter les
distorsions de
concurrence ». Les impôts directs (sur le revenu, les
bénéfices…) ne sont
donc pas concernés. Mais même si l’harmonisation est
soumise aux exigences de
bon fonctionnement du marché intérieur, on pourrait
imaginer qu’en présence
d’un rapport de force favorable, elle puisse être utilisée
pour lutter,
partiellement, contre le dumping fiscal, qui fausse en effet la
concurrence
entre territoires à niveaux de taxation élevés et
territoires où les impôts
sont faibles. Las,
pour qu’une telle harmonisation soit possible, le Conseil doit
statuer à l’unanimité (« Le Conseil statue
à l'unanimité, après consultation
du Parlement européen et du Comité économique et
social. »), ce qui
revient à dire que les Etats pratiquant le dumping fiscal (ou
les paradis
fiscaux comme le Luxembourg) auront un pouvoir de veto qu’ils pourront
opposer
à toute mesure visant à le réduire. Le Parlement
n’est que consulté ;
autant dire que son avis pourra être
« souverainement » ignoré. Les
chances d’harmonisation fiscale sont en pratique complètement
annihilées par le
TéCE. Conclusions L’Europe
fait face donc à un choix politique majeur : converger
vers le modèle de capitalisme anglo-saxon, qui confie à
la concurrence le rôle
de réguler l’ensemble des sphères de l’organisation
sociale, ou défendre ses
spécificités propres, notamment en matière de
services publics, de protection
sociale et de protection de l’emploi. Nous croyons à la
possibilité de
consolider un modèle spécifique qui associe un niveau
élevé de protection
sociale et une forte capacité compétitive. Cependant, la
réponse à la question
posée par le referendum ne se résume pas simplement au
choix du modèle de
société qui inspirera les politiques publiques en Europe.
La formation d’une
majorité politique favorable à la stratégie
libérale rentre évidemment parmi
les issues possibles du jeu
démocratique. Il est probable qu’une telle majorité
existe aujourd’hui, si l’on
additionne les positions de la droite libérale à celles
du social-libéralisme,
dont l’incarnation la plus accomplie est bien évidemment celle
de la troisième
voie de Tony Blair (mais qui a des racines profondes aussi en Italie,
Allemagne, Espagne et… en France). Mais la question posée va
encore plus loin
car elle demande d’inscrire ce choix de société dans la
Constitution,
c’est-à-dire d’en faire un élément fondateur du
régime politique de l’Union et
de le soustraire aux changements d’orientation politique de ses
citoyens.
Rappelons rapidement qu’une fois la Constitution approuvée,
chaque pays de
l’Union disposera d’un pouvoir de veto qu’il pourra utiliser pour
empêcher
toute modification constitutionnelle. Ce qui bien
inéluctablement posera à terme
un problème démocratique majeur. Notre
souhait est qu’une majorité politique puisse se constituer pour
défendre l’idée d’un modèle social européen
radicalement différent du modèle de
capitalisme libéral, mais rien n’assure qu’une telle
majorité existera un jour.
En revanche, il est hautement vraisemblable qu’à un horizon plus
ou moins
éloigné, la volonté démocratique des
citoyens de l’Union soutienne une
politique différente de celle qui est inscrite dans la
Constitution. Personne
ne peut aujourd’hui prévoir quels seront les clivages et les
rapports de force
politiques dans 5, 10 ou 20 ans ; mais dès aujourd’hui nous
savons qu’une
volonté démocratique s’opposant à l’idéal
d’une vie sociale entièrement
structurée par le principe concurrentiel ne pourra pas
être prise en compte par
l’Union, car elle entrera en contradiction avec ses règles
constitutionnelles.
Si le TéCE a une spécificité, c’est bien d’inclure
les politiques publiques
dans un texte constitutionnel, de les transformer en règles du
jeu hors du contrôle
de la volonté populaire. L’expérience de la politique
monétaire, confiée à une
Banque politiquement irresponsable, est ainsi
généralisée à l’ensemble des
politiques publiques, ce qui implique évidemment une forte
restriction de
l’espace démocratique. Pour cette raison, au refus du projet
constitutionnel
dans sa forme actuelle qui vient des opposants à la
dérive libérale, devrait
s’ajouter celui des véritables libéraux qui – outre la
liberté économique –
n’ont pas oublié l’idéal de la liberté et de
l’auto-détermination politique. |