Sommaire

La « constitution européenne » et le modèle social européen : et maintenant l’Europe sociale-libérale ?

 

Bruno Amable et Stefano Palombarini

PDF

 « le peuple étant moins sujet à se tromper qu’un prince, on peut se fier davantage à lui qu’à ce dernier. »

Machiavel

Une partie des débats relatifs au Traité établissant une Constitution pour l’Europe (TéCE) tourne autour de l’orientation néo-libérale de ce Traité et des obstacles qu’il mettrait non seulement à l’approfondissement mais aussi à la survie d’un modèle social européen différent du modèle de société, ou plus modestement du modèle économique, des Etats-Unis par exemple. Traiter, ne serait-ce que partiellement de cette question nécessite de préciser ce qu’on entend par « modèle social européen ». Si on prend l’expression au pied de la lettre, on restreint le modèle européen à la seule dimension sociale. Ce qui distinguerait l’Europe (continentale) des Etats-Unis serait le niveau de protection sociale : assurance maladie, indemnités chômage, retraites, prestations pour la famille et les handicapés… Dans un sens plus large, ce qu’on désigne comme modèle social européen fait référence à un certain nombre d’institutions parmi lesquelles figurent un marché du travail régulé (par le droit) où les salariés jouissent d’une certaine protection de l’emploi, où les négociations salariales se font dans un cadre prenant en compte le rôle des syndicats, un système financier s’appuyant pour une large part sur les intermédiaires financiers, permettant aux firmes plus d’indépendance vis-à-vis des marchés financiers, des marchés de produits réglementés, un système éducatif principalement public ou encore un secteur de service public important. En revanche, le modèle néo-libéral, caractéristique des économies anglo-saxonnes comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, repose sur des marchés déréglementés, une faible protection légale des salariés, un rôle mineur des syndicats, des marchés financiers puissants et un secteur public très réduit.

L’opposition entre ces modèles de capitalisme fait intervenir les liens entre les différentes formes institutionnelles. Ainsi la concurrence joue-t-elle un rôle crucial dans le modèle néo-libéral. Sur les marchés de produits, la concurrence rend les firmes plus sensibles aux chocs économiques, qui ne peuvent pas être entièrement absorbés par des ajustements des prix et doivent donc s’accompagner d’ajustements en quantité, et par conséquent des ajustements sur le volume d’emploi. Ceci implique que la compétitivité des firmes repose en partie sur la flexibilité de l’emploi qui permet des réactions rapides aux conditions changeantes du marché. Le développement des marchés financiers, c’est-à-dire un mode de financement plus « liquide » que la finance intermédiée (les banques), contribue aussi à cette capacité des firmes de s'adapter à un environnement compétitif changeant. Ces marchés fournissent aussi aux agents une large gamme d'instruments de diversification du risque qui sont particulièrement les bienvenus en l'absence d’un système de protection sociale développé. La cohérence du modèle néo-libéral résulte alors des complémentarités entre ces diverses formes institutionnelles.

On retrouve des complémentarités d’un autre ordre dans le(s) modèle(s) européen(s). Si on regarde les économies nordiques, on constate que les exigences de flexibilité sont satisfaites à l’aide de mécanismes qui ne reposent pas, ou pas entièrement, sur la régulation marchande. Une forte pression  de la concurrence extérieure exige certes une certaine flexibilité de la main-d'oeuvre. Mais cette flexibilité n'est pas simplement réalisée au moyen de licenciements et d’ajustements de marché. La protection des investissements spécifiques des employés (formation, compétence, effort…) est réalisée par un mélange de protection modérée de l'emploi, un haut niveau de protection sociale et l'accès facile à la formation qui permet aux travailleurs de renouveler leurs compétences. Un système de négociations salariales coordonnées permet une fixation du salaire fondée sur la solidarité qui contraint l’échelle des salaires, limites les inégalités de revenus et favorise l'innovation et la recherche de la productivité. Pour les économies d’Europe continentale comme la France ou l’Allemagne, la protection de l'emploi est plus grande mais la protection sociale est moins développée. Un système financier centralisé facilite l’élaboration de stratégies à long terme pour les entreprises. Les négociations salariales sont coordonnées et une politique de salaire fondée sur la solidarité est développée, mais à un degré moindre que dans les pays nordiques.

Bref, le modèle européen possède une certaine diversité en son sein, mais sa cohérence repose sur un certain nombre de traits qui le distinguent nettement du modèle néo-libéral qui caractérise les économies anglo-saxonnes. Ce modèle européen a subi des transformations importantes au cours de la dernière décennie : les marchés financiers ont pris une importance croissante dans la détermination des stratégies des firmes non financières, les relations stables entre banque et industrie ont eu tendance à se défaire, les marchés du travail ont été pour partie déréglementés et la protection sociale a dû subir des mesures d’austérité.

Une partie des problèmes du modèle européen est aussi liée au processus d’unification européenne lui-même. Alors que l’unification des marchés de produits, de capitaux et bientôt de services poursuit son cours, alors que l’unification monétaire implique une politique monétaire commune et des restrictions aux politiques budgétaires menées par chaque Etat, il n’existe pas de processus d’unification dans les autres domaines institutionnels : pas de centralisation des négociations entre salariés et employeurs au niveau européen ni même de coordination, pas d’harmonisation des systèmes de protection sociale et surtout pas d’harmonisation fiscale. Il est donc pour l’instant impossible de reproduire au niveau de l’Union le modèle de capitalisme que certains pays européens ont réussi à établir au niveau national. L’absence de mécanismes de coordination ou de centralisation au niveau européen alors même que les marchés sont, eux, unifiés ou en voie de l’être pose le problème de la concurrence entre les systèmes et de la marche vers le moins-disant social ; cette concurrence est susceptible à terme de mener au démantèlement du modèle social européen.

Dans la perspective d’apprécier le rôle que peut jouer le TéCE dans la stabilisation ou, au contraire, la déstabilisation du modèle européen, nous pouvons isoler un certain nombre de points sur lesquels contribuer au débat sur le caractère néo-libéral de la « constitution européenne ». Le premier est la concurrence, dont on a vu la place centrale qu’elle tient dans la cohérence du modèle néo-libéral ; cette concurrence concerne à la fois les marchés de produits et les marchés de capitaux. Le deuxième point est la protection sociale, la protection de l’emploi et plus généralement la régulation du marché du travail. Le troisième point concerne les services publics, le quatrième la politique économique.

1.      La concurrence

La concurrence apparaît, à la lecture du TéCE, comme un des principes les plus fondamentaux (si ce n’est le plus important) de l’Union Européenne. L’article I-3 (les objectifs de l’Union) rappelle ainsi que l’Union offre à ses citoyens un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée. Cette insistance sur le caractère libre de la concurrence annonce des difficultés à venir pour les tentatives de réglementer les marchés, alors même que cette réglementation est un élément clé du modèle européen.  La définition précise de ce qui est susceptible de fausser la concurrence n’est pas donnée, mais on peut tout de suite penser aux aides publiques (interdites par l’article III-167). Cela pèsera inévitablement sur les tentatives de mettre en œuvre des politiques industrielles, lesquelles devront se limiter au « pré-concurrentiel ».

L’article suivant est aussi une consécration du principe de concurrence. Parmi les libertés fondamentales (article I-4), figure ainsi non seulement la libre circulation des personnes, mais aussi celle des services, des marchandises et des capitaux.

Cette prépondérance de la concurrence sans entrave est rappelée dans de nombreux articles. Le cas le plus caricatural est celui de l’article III-132 qui stipule que : « Les États membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour  éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu'un État membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l'ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre, ou pour faire face aux engagements contractés par lui en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationale. » Donc, même face à la guerre, le plus urgent est de préserver la concurrence. Même dans un éventuel « état d’exception », la possibilité de limiter le degré de concurrence doit être soustraite à la souveraineté, nationale et communautaire.  Il est alors normal d’imaginer que la libre concurrence, y compris sur le marché des services, ne puisse être remise en question par les choix politiques en période « normale ». Et en effet, l’ensemble du TéCE fait du libre marché une règle de jeu et non pas un objet de décision politique.

Le TéCE invite même les Etats à aller plus loin que ce qui est exigé, et qui n’est déjà pas négligeable, en suivant les recommandations de la Commission (l’établissement des règles de la concurrence est un des domaines de compétence exclusive de l’Union, article I-13).  L’article III-148 indique donc que : « Les États membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne […] La Commission adresse aux États membres intéressés des recommandations à cet effet. » (souligné par nous). Ce que le TéCE définit donc n’est pas seulement un état de la concurrence, mais un véritable principe dynamique. La Commission est autorisée par le TéCE à pousser les Etats vers plus de concurrence. Cela jette une certaine lumière sur les relations entre le TéCE et les directives « scandaleuses » comme le projet portant sur la libéralisation des services (dite « directive Bolkestein »).

Les mouvements de capitaux sont bien sûr libéralisés à l’intérieur des frontières communautaires, mais des objectifs précis sont posés en ce qui concerne les mouvements avec des pays tiers. « Le Parlement européen et le Conseil s'efforcent de réaliser l'objectif de libre circulation des capitaux entre États membres et pays tiers, dans la plus large mesure possible et sans préjudice d'autres dispositions de la Constitution » (III-157, 2), et toute éventuelle mesure qui constituerait « un recul dans le droit de l'Union en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers » nécessite de l’approbation unanime du Conseil (III-157, 3) : les portes aux mouvements des capitaux seront ainsi bien plus faciles à ouvrir qu’à refermer. Il s’agit donc là de la poursuite du mouvement de libéralisation financière dont les conséquences pour le modèle européen ont déjà été maintes fois analysées.

Un argument courant est de dire que le primat de la concurrence figurait déjà dans le Traité de Rome. C’est oublier que celui-ci date de 1957 (12 ans après la fin de la deuxième guerre mondiale) et que le contexte était alors bien différent de celui de 2005. Un demi-siècle d’application des principes de concurrence ont déjà considérablement transformé les économies européennes. La poursuite du mouvement implique précisément que les économies de l’Union ne resteront pas inchangées. La question est alors de savoir si les populations de l’Union souhaitent encore plus d’application du principe de concurrence ou non. Il faut aussi souligner que ce principe n’exerce ses pleins effets que depuis l’Acte Unique (1986) et l’achèvement du grand marché (1992). Et on a pu voir à quel point les économies de l’Europe continentale ont été transformées depuis ces dates.

2.      La protection sociale et le marché du travail

Il est fait grand cas dans les débats sur le projet de constitution européenne de la mention faite à une « économie sociale de marché ». Cela témoignerait selon certains (le « oui de gauche ») de la reconnaissance explicite du modèle social européen. Pourtant, il ne s’agit pas d’une reconnaissance très marquée. Dans l’article I-3, l’«économie sociale de marché » est mise sur le même plan que la « stabilité des prix ». Cela pourrait rassurer quand on pense au rôle que  joue la lutte contre l’inflation dans la construction européenne, mais cette stabilité des prix est garantie par une institution puissante et indépendante, la Banque Centrale Européenne. Il n’existe rien de tel pour l’économie sociale de marché.

Par ailleurs, ce que recouvre cette économie sociale de marché n’est précisé nulle part si ce n’est en référence aux droits sociaux fondamentaux ; il y a des références au progrès social (toujours dans l’article I-3) ou à la lutte contre l’exclusion ailleurs dans le TéCE, mais ces objectifs n’ont rien de contraignant et doivent évidemment être compatibles avec la concurrence libre et non faussée. L’article III-177 prend en compte la garantie d’une protection sociale « adéquate » aux politiques et actions visées à la partie III du TéCE (celles qui traitent de la politique économique).  Autant le respect de la concurrence est obligatoire, autant tout ce qui est du domaine social repose sur le « dialogue » entre « partenaires sociaux », dialogue qui n’est qu’encouragé ou « facilité » (I-48). En quoi ce « dialogue » peut-il constituer un élément de soutien du modèle européen ? En rien car aucune contrainte ni aucun droit collectif n’est attribué aux salariés.

Les questions de protection sociale sont laissées aux Etats, ce qui peut d’un certain point de vue se percevoir comme une sécurité car la Commission ne peut pas imposer un démantèlement de la protection sociale ; mais tout est fait pour que la concurrence organise la convergence et l’harmonisation, et certainement pas vers le haut : « l'Union et les États membres […] estiment qu'une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera l'harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par la Constitution et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres. » (III-209).

Par ailleurs, il serait illusoire de penser que la charte des droits fondamentaux (intégrée dans la partie II du TéCE) puisse servir de protection contre l’introduction du modèle néo-libéral en Europe. Le modèle néo-libéral de capitalisme n’est pas contraire aux droits fondamentaux tels qu’ils sont inscrits dans le TéCE (pas forcément en tous cas). Après tout, le citoyen européen aura bien le droit de chercher un emploi et même de travailler (II-75). L’Union se contente de « reconnaître et respecter » le droit d'accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux ou celui à une aide sociale et à une aide au logement (II-94). Cela signifie que ces droits ne sont pas directement menacés là où ils existent, mais qu’à la différence de la concurrence libre et non faussée, il ne s’agira pas de les faire appliquer dans toute l’Union de manière contraignante.

La Charte des droits fondamentaux ne peut pas servir de garde-fou contre le modèle néo-libéral, elle ne permet pas d’imposer quoi que ce soit en aux Etats membres dans les domaines de compétences des Etats. Or, la politique sociale est principalement du domaine des Etats. Elle ne peut au mieux qu’être un domaine partagé entre les Etats et l’Union (I-14) mais uniquement pour les aspects définis dans la partie III du TéCE, que nous allons examiner.

Si la politique sociale et de l’emploi reste du domaine de la souveraineté nationale, tout transfert futur de compétences au niveau communautaire est interdit ou très strictement limité. Ainsi l’art. III-209 précise-t-il que, dans ces domaines, « l'Union et les États membres agissent en tenant compte de la diversité des pratiques nationales, en particulier dans le domaine des relations conventionnelles, ainsi que de la nécessité de maintenir la compétitivité de l'économie de l'Union. » Donc pas de politique communautaire active en ce domaine, et même une interdiction formelle « de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » (art.III-210,2) ; encore une fois, l’harmonisation se fera par le jeu du marché, ce qui laisse présumer qu’elle se fera difficilement vers le haut.

L’art. III-210 spécifie les pouvoirs communautaires en matière de politique sociale. On peut ainsi lire que sur la « santé et la sécurité des travailleurs », « les conditions de travail », « la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs », « la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail », « l'information et la consultation des travailleurs », « la représentation et la défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs », « les conditions d'emploi des ressortissants des pays tiers », « l'intégration des personnes exclues du marché du travail », et « l'égalité entre femmes et hommes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail et le traitement dans le travail », une loi-cadre européenne « peut établir des prescriptions minimales applicables progressivement, compte tenu des conditions et des réglementations techniques existant dans chacun des États membres. Elle évite d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu'elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises. ». Ce n’est pas grande chose, c’est même très peu, mais, en faisant preuve d’optimisme, on pourrait voir dans cet article la brèche (« les prescriptions minimales applicables progressivement » qui ne doivent surtout pas contrarier le développement des PME) pour une future politique sociale européenne. Cependant, les « constitutionnalistes » se sont empressés de tuer immédiatement tout espoir en ce sens. Pour qu’une telle loi-cadre puisse s’appliquer à la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, leur protection en cas de licenciement, leur représentation et défense collective, ainsi qu’aux conditions d’emploi de travailleurs extra-communautaires, il est prévu qu’elle soit « adoptée par le Conseil statuant à l'unanimité » (art.III-210, 2), ce qui donne évidemment un pouvoir de blocage à tout Etat voulant pratiquer une politique de dumping social.

Donc pour résumer, en matière de politique sociale, tout ce que pourra l’Union, sera d’établir des « prescriptions minimales », « applicables progressivement », et qui ne feraient pas obstacle au développement des PME, sous conditions d’unanimité des Etats membres, l’harmonisation en ce domaine étant attendue comme le résultat de la pression concurrentielle. Mais la limitation de la souveraineté communautaire n’était pas à l’évidence encore suffisante aux yeux des « constitutionnalistes », qui se sont senti obligés d’exclure formellement tout pouvoir de l’Union, y compris le pouvoir dérisoire que nous venons d’indiquer, aux « rémunérations », au « droit d’association », « au droit de grève » et « au droit de lock-out » (art. III-210, 6). Donc à Constitution inchangée, il ne pourra jamais y avoir, quelle que soit la majorité politique et son poids en Europe, d’intervention législative communautaire dans ces matières, même en présence d’unanimité des Etats-membres et même s’il s’agissait d’établir seulement des « prescriptions minimales ».

En fait, c’est une protection sociale caractéristique du modèle néo-libéral qui se profile : des marchés « libres et non faussés » qui donnent lieu à de grandes inégalités de revenus, lesquelles sont corrigées par l’assistance aux plus démunis. Cette conception minimale de la protection sociale (comme filet de sécurité) est celle des Etats-Unis ; elle implique un niveau minimal de redistribution, uniquement à destination des « exclus ». Elle oblige la grande partie de la population à avoir recours à des mécanismes d’assurance privée, lorsqu‘elle peut se le permettre.

3.      les services publics

La reconnaissance des services d’intérêt économique général est faite dans l’article III-122. Mais cette reconnaissance est loin d’être celle tant vantée par certains des défenseurs du TéCE. L’art. III-166, 2, statue que « Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence, dans la mesure où l'application de ces dispositions ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. »

D’abord, soulignons que l’article parle des services économiques d’intérêt général et non pas des services publics tout court, ce qui n’est pas sans poser des problèmes d’interprétation (quid de l’école et de l’instruction publique par exemple ?). Ensuite, tout est une question d’évaluation. Si on estime que l’ouverture à la concurrence « ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière » attribuée à une entreprise de service public, l’ouverture à la concurrence doit se faire ; elle peut être évitée dans le cas contraire, le choix de garder une situation de monopole demeurant bien évidemment dans le deuxième cas de compétence du gouvernement national concerné. Mais ce pouvoir de décision national est lui-même soumis à l’évaluation sur les effets de l’ouverture à la concurrence, une évaluation qui rentre dans non pas dans ses compétences, mais dans celles de la Commission (art.III-166, 3). Autrement dit, si la Commission estime que la libéralisation d’un secteur auparavant soumis à un régime de monopole n’entrave pas la réalisation de la mission de service public, l’ouverture à la concurrence devient obligée. Il est donc faux d’affirmer que le TéCE, s’il était adopté, permettrait à la France ou à tout autre pays de défendre ses services publics ; au contraire, il confierait leur avenir au bon vouloir de la Commission.

4.      la politique économique

Sur la politique industrielle, l’art. III-167 pose de fortes limitations : sauf dérogation prévue par la Constitution elle-même, sont interdites les « aides accordées par les États membres ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Parmi les dérogations prévues, on remarquera à coté des « aides à caractère social octroyées aux consommateurs individuels » et des « aides destinées à remédier aux dommages causés par les calamités naturelles ou par d'autres événements extraordinaires », les « aides octroyées à l'économie de certaines régions de la République fédérale d'Allemagne affectées par la division de l'Allemagne ». En gros, la Constitution reconnaît à l’Allemagne et à elle seule la pleine souveraineté en matière de politique de développement régional. Les autres Etats membres sont soumis au contrôle de la Commission : si « la Commission constate qu'une aide accordée par un État membre ou au moyen de ressources d'État n'est pas compatible avec le marché intérieur aux termes de l'article III-167, ou que cette aide est appliquée de façon abusive, elle adopte une décision européenne visant à ce que l'État membre intéressé la supprime ou la modifie dans le délai qu'elle détermine » (art.III-168, 2). Contre l’avis de la Commission, un Etat membre a un seul recours pour légitimer sa politique d’aide : obtenir l’unanimité du Conseil : « Sur demande d'un État membre, le Conseil peut adopter à l'unanimité une décision européenne selon laquelle une aide, instituée ou à instituer par cet État, doit être considérée comme compatible avec le marché intérieur » (art.III-168, 2).

Sur la politique monétaire et la politique de change, le traité constitutionnalise le statut de la BCE, laquelle a donc pour objectif essentiel « la stabilité des prix » et, seulement dans la mesure où cela ne comporte pas « préjudice de cet objectif, de soutenir les politiques économiques générales dans l'Union, conformément au principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. » L’article conclut en soulignant que « Cette action des États membres et de l'Union implique le respect des principes directeurs suivants: prix stables, finances publiques et conditions monétaires saines et balance des paiements stable. » (art III-177) .

Cette idée d’une politique budgétaire « saine », c’est-à-dire en équilibre (ce qui implique qu’une politique de déficit-spending serait malade) est présente dans l’ensemble des articles concernant la politique budgétaire, jusqu’à l’art. III-184,2 qui, de façon involontairement ironique, statue que « La Commission surveille l'évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique dans les États membres pour déceler les erreurs manifestes ».

Enfin, le TéCE consacre la concurrence des systèmes sur le mode libéral en consacrant la concurrence fiscale. Encore une fois (c’est une constante dans le texte soumis à referendum), l’article II-171 paraît ouvrir une possibilité de lutte contre le dumping fiscal lorsqu’il indique que : « Une loi ou loi-cadre européenne du Conseil établit les mesures concernant l'harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires, aux droits d'accises et autres impôts indirects, pour autant que cette harmonisation soit nécessaire pour assurer l'établissement ou le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence ». Les impôts directs (sur le revenu, les bénéfices…) ne sont donc pas concernés. Mais même si l’harmonisation est soumise aux exigences de bon fonctionnement du marché intérieur, on pourrait imaginer qu’en présence d’un rapport de force favorable, elle puisse être utilisée pour lutter, partiellement, contre le dumping fiscal, qui fausse en effet la concurrence entre territoires à niveaux de taxation élevés et territoires où les impôts sont faibles.

Las, pour qu’une telle harmonisation soit possible, le Conseil doit statuer à l’unanimité (« Le Conseil statue à l'unanimité, après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social. »), ce qui revient à dire que les Etats pratiquant le dumping fiscal (ou les paradis fiscaux comme le Luxembourg) auront un pouvoir de veto qu’ils pourront opposer à toute mesure visant à le réduire. Le Parlement n’est que consulté ; autant dire que son avis pourra être « souverainement » ignoré. Les chances d’harmonisation fiscale sont en pratique complètement annihilées par le TéCE.

Conclusions

L’Europe fait face donc à un choix politique majeur : converger vers le modèle de capitalisme anglo-saxon, qui confie à la concurrence le rôle de réguler l’ensemble des sphères de l’organisation sociale, ou défendre ses spécificités propres, notamment en matière de services publics, de protection sociale et de protection de l’emploi. Nous croyons à la possibilité de consolider un modèle spécifique qui associe un niveau élevé de protection sociale et une forte capacité compétitive. Cependant, la réponse à la question posée par le referendum ne se résume pas simplement au choix du modèle de société qui inspirera les politiques publiques en Europe. La formation d’une majorité politique favorable à la stratégie libérale rentre évidemment  parmi les issues possibles du jeu démocratique. Il est probable qu’une telle majorité existe aujourd’hui, si l’on additionne les positions de la droite libérale à celles du social-libéralisme, dont l’incarnation la plus accomplie est bien évidemment celle de la troisième voie de Tony Blair (mais qui a des racines profondes aussi en Italie, Allemagne, Espagne et… en France). Mais la question posée va encore plus loin car elle demande d’inscrire ce choix de société dans la Constitution, c’est-à-dire d’en faire un élément fondateur du régime politique de l’Union et de le soustraire aux changements d’orientation politique de ses citoyens. Rappelons rapidement qu’une fois la Constitution approuvée, chaque pays de l’Union disposera d’un pouvoir de veto qu’il pourra utiliser pour empêcher toute modification constitutionnelle. Ce qui bien inéluctablement posera à terme un problème démocratique majeur.

Notre souhait est qu’une majorité politique puisse se constituer pour défendre l’idée d’un modèle social européen radicalement différent du modèle de capitalisme libéral, mais rien n’assure qu’une telle majorité existera un jour. En revanche, il est hautement vraisemblable qu’à un horizon plus ou moins éloigné, la volonté démocratique des citoyens de l’Union soutienne une politique différente de celle qui est inscrite dans la Constitution. Personne ne peut aujourd’hui prévoir quels seront les clivages et les rapports de force politiques dans 5, 10 ou 20 ans ; mais dès aujourd’hui nous savons qu’une volonté démocratique s’opposant à l’idéal d’une vie sociale entièrement structurée par le principe concurrentiel ne pourra pas être prise en compte par l’Union, car elle entrera en contradiction avec ses règles constitutionnelles. Si le TéCE a une spécificité, c’est bien d’inclure les politiques publiques dans un texte constitutionnel, de les transformer en règles du jeu hors du contrôle de la volonté populaire. L’expérience de la politique monétaire, confiée à une Banque politiquement irresponsable, est ainsi généralisée à l’ensemble des politiques publiques, ce qui implique évidemment une forte restriction de l’espace démocratique. Pour cette raison, au refus du projet constitutionnel dans sa forme actuelle qui vient des opposants à la dérive libérale, devrait s’ajouter celui des véritables libéraux qui – outre la liberté économique – n’ont pas oublié l’idéal de la liberté et de l’auto-détermination politique.

 


Sommaire